Dans une version élégamment et volontairement sobre, Emmanuel Daumas fait du personnage-phare de Molière un profil profondément dissonant aux prises avec une société passablement corsetée.
Du Dom Juan « pièce à machines » avec « ses toiles peintes somptueuses, sa statue d’homme à cheval qui bouge, ses scorpions et serpents sur une table de marbre noir, ses trappes et cette chute dans des abîmes de feu » tel qu’il le décrit et tel qu’il aurait été pensé à sa création, Emmanuel Daumas a pris l’immédiat contre-pied. Sur la scène du Théâtre du Vieux-Colombier, réagencée en bifrontal, ne subsiste qu’un ring en bois massif pris en étau entre deux séries de coiffeuses au design savamment épuré. Au lieu de miser sur une collection d’artifices pour faire advenir le spectaculaire, le metteur en scène a fait le choix, plein et entier, de la magie du théâtre, celle qui permet de ne s’embarrasser d’aucun mimétisme, voire d’aucun décor, pour orchestrer un voyage comme celui de Don Juan, de la forêt où il prend la fuite jusqu’au fameux tombeau du Commandeur. Une économie de moyens qui, au-delà de son élégance naturelle, donne aussi à l’artiste l’occasion de faire coup double, de recentrer la focale sur les personnages – et les comédiens – et de faire redescendre le plus célèbre des libertins sur Terre.
Car, contrairement à certains de ses homologues, le metteur en scène ne fait pas de Don Juan un individu en plein bras de fer avec Dieu. Si l’homme est bel et bien en lutte, il l’est, avant toute chose, avec ses semblables. Sous le regard d’Emmanuel Daumas, il s’impose comme l’élément perturbateur d’un système bien, trop bien, réglé. Droit dans ses bottes, ou, à tout le moins, en phase avec lui-même, ses désirs et ses aspirations, il tranche avec l’ensemble de ses congénères, tous soumis, chacun à leur échelle et avec leurs particularités, aux injonctions sociales et religieuses. Ainsi posé, il devient l’homme libre par excellence, y compris de son libertinage duquel il est souvent rendu esclave, un profil éhontément dissonant dans un monde qui, par soucis du contrôle, préfère les répliques aux originaux – et lui fera payer son audace.
Tout de noir vêtu, armé d’une belle prestance scénique et d’une vraie lecture des enjeux propres à son personnage, Laurent Lafitte ne le campe d’ailleurs pas autrement. Son Don Juan semble inamovible, aussi impie que sûr de lui-même, de ce en quoi il croit – « deux et deux sont quatre et quatre et quatre sont huit » – et de ce en quoi il ne croit pas – Dieu, jusqu’à se « tartuffier » et devenir, dans les dernières encablures, un dévot-imposteur. Il incarne moins le séducteur invétéré, le libertin patenté, que l’homme qui entend suivre, et tenir, sa propre ligne, même si elle dénote et même si, en chemin, son attitude fait quelques dommages collatéraux, à commencer par les femmes dont il semble s’enticher pour mieux les répudier. A ses côtés, Sganarelle, qui reste l’autre personnage-clef de l’affaire, apparaît malheureusement plus effacé. Incarné par Stéphane Varupenne, il est enfermé par Emmanuel Daumas dans un ni-ni nonchalant – ni tout à fait soumis à Don Juan, ni tout à fait son égal – qui lui fait perdre de son épaisseur.
Autour de ce tandem central, trois autres comédiens ont la lourde charge d’interpréter la kyrielle de figures qui croisent leur route. Façon, pour le metteur en scène, de souligner qu’ils ne sont, en regard du duo, que les avatars, interchangeables à souhait, de ce système qui leur impose des rôles. A ce petit jeu, Jennifer Decker, habile, notamment, en Elvire, et Adrien Simion, particulièrement succulent en M. Dimanche, semblent beaucoup plus à l’aise qu’Alexandre Pavloff, régulièrement chargé par Emmanuel Daumas d’un comique à gros traits – en bonne soeur hilare dans la scène d’ouverture ou en Mathurine travestie dans celle des paysannes – alors que le texte de Molière est une machinerie suffisamment précise, et huilée, pour se suffire à lui-même. Grossièrement perruqués, maquillés de plus en plus à la truelle à mesure que la pièce avance, ils ne parviennent pas, malgré leur engagement, à totalement gommer le côté un brin artificiel du procédé. Surtout, cette valse entre les personnages n’offre pas d’énergie particulière au spectacle et entrave même, sans doute, la montée en puissance, et en tension, de l’ensemble. Jusqu’à faire de Don Juan un personnage que rien, ni personne, ne pourra jamais transformer.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Dom Juan
de Molière
Mise en scène Emmanuel Daumas
Avec Alexandre Pavloff, Stéphane Varupenne, Jennifer Decker, Laurent Lafitte, Adrien Simion
Scénographie et costumes Radha Valli
Lumières Bruno Marsol
Son Dominique Bataille
Maquillages et perruques Cécile Kretschmar
Collaboration artistique Vincent DeslandresDurée : 2h15
Théâtre du Vieux-Colombier, Comédie-Française, Paris
du 29 janvier au 6 mars 2022
Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !