Avec son Dracula, Yngvild Aspeli aborde un territoire propice Ă son langage hybride, centrĂ© sur la marionnette : celui du roman gothique. PoĂšme visuel, sa piĂšce va au cĆur du mythe. Elle creuse lâespace trouble, fascinant, qui sĂ©pare les morts des vivants.
Câest une tĂȘte de chien, ou de loup â on distingue mal les contours de lâanimal, dans la pĂ©nombre qui enveloppe le plateau â, qui nous ouvre les portes du Dracula dâYngvild Aspeli. Fait dâun masque portĂ© par lâun des cinq comĂ©diens-marionnettistes du spectacle â Pascale Blaison, Dominique Cattani, Yejin Choi, Sebastian Moya, Marina Simonova â dont on devine le corps, lâanimal annonce Ă sa maniĂšre, aboyeuse et piĂ©tinante, lâesprit de lâadaptation du roman de lâIrlandais Bram Stoker (1897-1912). En plaçant le chien avant lâhumain, lâartiste qui vient dâĂȘtre nommĂ©e Ă la direction du Nordland Visual Theatre â Figurteatret i Nordland en NorvĂšge, son pays dâorigine, situe dâemblĂ©e son travail du cĂŽtĂ© du sensible, du sauvage. Lorsquâil prend sur scĂšne la place de la bĂȘte, le narrateur de lâhistoire, un certain Jonathan Harker, jeune clerc et notaire qui se rend en Transylvanie auprĂšs du comte Dracula pour affaires, semble appartenir Ă un monde de rĂȘves ou de cauchemars. Ses mots, Ă©sotĂ©riques, sont mis au mĂȘme niveau que le grognement.
Se dĂ©tachant lui aussi avec peine de lâobscuritĂ©, Jonathan plane quelque part entre les morts et les vivants, comme toutes les crĂ©atures de ce Dracula, et plus largement celles que fabrique Yngvild Aspeli depuis la crĂ©ation de sa compagnie Plexus Polaire, en 2011. Ce Jonathan ne dĂ©cline dâailleurs jamais son identitĂ©. Pas plus que ne le font les victimes de Dracula, toutes coiffĂ©es dâune perruque rousse qui cache si bien leurs diffĂ©rences que les actrices qui les incarnent se confondent souvent une marionnette Ă taille humaine. Lâune dâelles est peut-ĂȘtre Mina Murray, jeune institutrice qui se marie au narrateur et devient vampire. Une autre peut ĂȘtre encore Lucy Westenra, amie de la premiĂšre et elle aussi victime du comte, dont elle finit par ĂȘtre libĂ©rĂ©e grĂące Ă un pieu quâon lui enfonce dans le cĆur. Mais toutes ces femmes parlent si peu quâelles peuvent tout aussi bien ĂȘtre des mĂ©langes de toutes les proies fĂ©minines de Dracula, ou encore dâautres victimes issues de quelque Ćuvre dĂ©rivĂ©e du Dracula dâorigine.
Venant aprĂšs son adaptation de Moby Dick dâHermann Melville, on aurait pu croire que cette adaptation dâune Ćuvre culte de lâĂ©poque gothique confirmait lâĂ©loignement dâYngvild Aspeli de la littĂ©rature nordique, dont ses prĂ©cĂ©dents spectacles Ă©taient tous imprĂ©gnĂ©s. Ce nâest pas tout Ă fait le cas. Dans le dossier de sa piĂšce, lâartiste Ă©voque les branches nordiques du mythe de Dracula. Elle explique quâen 1900, le roman de Bram Stoker est publiĂ© dans le journal « Fjallkonen » de Reykjavik en Islande sous la forme dâune sĂ©rie intitulĂ©e Makt Myrkranna (Powers of Darkness). En 2014, poursuit-elle, « il a Ă©tĂ© dĂ©couvert que ce Dracula islandais nâĂ©tait en fait pas seulement une traduction ordinaire, mais plutĂŽt une version totalement réécrite. En plus de contenir plusieurs Ă©lĂ©ments trĂšs nordiques, lâhistoire comprend des personnages complĂštement nouveaux et retravaillĂ©s (âŠ) Et lâĂ©nigme a rĂ©vĂ©lĂ© que le Dracula islandais Ă©tait en fait une version modifiĂ©e dâune variante suĂ©doise sĂ©rialisĂ©e de Dracula, qui Ă©tait Ă nouveau probablement basĂ©e sur une autre traduction dans un autre journal suĂ©dois ».
Cette histoire est sans nulle doute lâune des sources dâYngvild Aspeli. Elle nâest pas la seule. Le film de Guy Maddin, Pages from a virginâs diary, oĂč lâhistoire de Dracula est traitĂ©e sous forme de ballet visuel et musical â complice de longue date de Plexus Polaire, Ane Marthe SĂžrlien Holen offre un climat envoĂ»tant et inquiĂ©tant Ă souhait aux poursuites, aux morsures et aux transformations qui rythment la piĂšce. Le couple victime/vampire, qui ne cesse de rejouer diffĂ©remment lâagression et ses consĂ©quences, grĂące Ă diffĂ©rentes techniques de manipulation, est un peu tous les Dracula du monde. Par la marionnette, la piĂšce se concentre sur la relation physique, de domination au sein du couple principal. ClĂ© dramaturgique, et non simple Ă©lĂ©ment parmi dâautres dâun langage théùtral, la marionnette interroge en profondeur ce qui se joue prĂ©cisĂ©ment dans le rapport central. En choisissant de confier la plupart du temps le rĂŽle de Dracula Ă un ĂȘtre inanimĂ©, auquel tous les artistes de la distribution donnent tour Ă tour vie â surtout celles qui incarnent les victimes â, Yngvild Aspeli va au-delĂ des apparences : celui qui fait rĂ©gner la terreur nâest peut-ĂȘtre pas le seul Ă dĂ©tenir Ă dĂ©tenir du pouvoir.
En revenant à une forme plus modeste que son gigantesque et foisonnant Moby Dick, Yngvild Aspeli fait la preuve de sa capacité à maßtriser différentes échelles. Elle confirme aussi son talent à amener la marionnette dans de complexes et passionnantes directions. Dans de troublants entre-deux.
AnaĂŻs Heluin – www.sceneweb.fr
Dracula
Inspiré du roman de Bram Stoker
Mise en scĂšne Yngvild Aspeli
Marionnettistes Pascale Blaison, Dominique Cattani, Yejin Choi, Sebastian Moya, Marina Simonova
Musique Ane Marthe SĂžrlien Holen
Fabrication des marionnettes Yngvild Aspeli, Manon Dublanc, Pascale Blaison, Elise Nicod, Sébastien Puech
Scénographie Elisabeth Holager Lund en collaboration avec Angela Baumgart
Création vidéo David Lejard-Ruffet
Régie lumiÚre et plateau Emilie Nguyen
Régie son et vidéo Baptiste Coin
Coproduction PuppenTheater Halle (DE), Plexus Polaire, Théùtre Dijon Bourgogne, CDN.
Avec le soutien de la DRAC Bourgogne-Franche-ComtĂ© â MinistĂšre de la Culture, RĂ©gion Bourgogne-Franche-ComtĂ© et La Nef Manufacture dâutopies, Pantin, le CENTQUATRE Paris, Théùtre des Quartiers dâIvry â Centre dramatique national du Val-de-Marne âąÂ © Polina Borisova
Durée : 1h05
La Manufacture Avignon Off
du 7 au 24 juillet sauf les 12 et 19
9:30 > 11:20
TRAJET EN NAVETTE COMPRIS
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