Dans Liberté, j’aurai habité ton rêve jusqu’au dernier soir, Felwine Sarr imagine la rencontre entre le poète français René Char et le psychiatre et essayiste martiniquais Frantz Fanon. Mise en scène par Dorcy Rugamba, cette fiction échoue à résonner avec les violences et les luttes présentes.
Le théâtre, pour l’économiste, philosophe, musicien et écrivain Felwine Sarr, est un espace où rassembler toutes ses spécialités. C’est aussi un moyen de faire entendre la nécessité de redéfinir les liens entre le continent africain et le reste du monde. Dans Traces. Discours aux nations africaines, dont la mise en scène d’Étienne Minoungou était au programme de l’édition 2020 du Festival d’Avignon – elle s’est finalement jouée dans le cadre de la Semaine d’art en Avignon –, il s’adressait à la jeunesse africaine. « Nous ne devons plus accepter d’être ceux qu’on insulte, méprise et avilit, sous tous les cieux. Ceux à qui il est naturel d’accorder la pitié. Ceux à qui on fait l’offrande grise de la compassion », lui disait-il à travers le monologue puissant, frontalement politique, d’un homme de retour dans son pays après avoir parcouru le monde. Il ne retrouve pas cette force dans Liberté, j’aurai habité ton rêve jusqu’au dernier soir qui promettait une rencontre à ne pas manquer, car elle ne peut avoir lieu qu’au théâtre, entre le poète français René Char (1907-1988) et le psychiatre et essayiste martiniquais Franz Fanon (1925-1961).
Pour mettre en écho les vies et les œuvres de ces deux hommes qui ont tous les deux combattu pour la liberté, contre le nazisme – puis aussi contre le colonialisme, dans le cas de Fanon –, l’auteur opte pour la fiction d’une émission radiophonique, dont il confie la mise en scène au dramaturge, metteur en scène et comédien rwandais Dorcy Rugamba. Il en incarne lui-même le personnage principal : l’écrivain Djidjack, qui vient y parler de son dernier livre où, pour traiter du lien entre littérature et résistance, il imagine la rencontre entre Char et Fanon. Elle se passe, lit-on dans le dossier du spectacle, dans un bar du nom de Richmond Road, lieu fictif qui aurait pu offrir un lieu vivant au tête-à-tête. Il disparaît hélas presque entièrement face à l’autre récit-cadre de la pièce : l’émission culturelle « À mots nus » animée par une journaliste interprétée par Marie-Laure Crochant, où en plus de l’écrivain sont invités Majnun et Gnima Sarra alias T.I.E.
Avec leurs styles hybrides – entre afrobeat et funk, le groove de Majnun est nourri par les musiques du monde, et T.I.E. mêle spoken word et chants ouest-africains –, ces deux excellents musiciens auraient très bien trouver leur place dans le bar imaginaire de Felwine Sarr. Au lieu de quoi ils se retrouvent à animer un plateau radio dont l’écriture et la mise en scène sont trop peu développés pour apparaître comme autre chose qu’un prétexte au croisement entre les deux figures littéraires et politiques de la pièce. Avec Marie-Laure Crochant, ils portent alternativement les voix de ces derniers. Ou plutôt leurs voix telles que les imagine Djidjack, lui-même inventé par Felwine Sarr. La liberté de Frantz Fanon et de René Char, la singularité de leurs existences et de leurs écritures sont étouffées par tous ces prismes. Et réciproquement, les univers très différents des artistes rassemblés au plateau par Dorcy Rugamba ne trouvent pas à exprimer leur force, et encore moins leur relation avec René Char et Frantz Fanon.
L’histoire de ces derniers ne sort guère plus vigoureuse des croisements multiples tentés par Felwine Sarr et Dorcy Rugamba. Écrits à la première personne « à la manière de », intégrant de longs passages des œuvres de chacun, les récits de résistance de Char et Fanon se mêlent entre eux autant qu’avec les paroles de celui qui écrit leur rencontre. Les moments qui échappent le mieux à la confusion sont ceux où, dans la peau qu’on devine à peine fictionnelle de Djidjack, Felwine Sarr explique ses motivations à convoquer ensemble deux écrivains et résistants du passé. À savoir, faire résonner les luttes d’hier avec celles d’aujourd’hui. Et répéter, exemples solides à l’appui, la nécessité de s’ériger contre toute forme de déterminisme ainsi que de croiser les imaginaires d’Afrique et d’Occident. C’est cette parole qui aurait pu s’appeler Liberté.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Liberté, j’aurai habité ton rêve jusqu’au dernier soir
Textes :
d’après René Char : extraits de Marteau sans maître, Feuillets d’Hypnos, Partage Formel, Recherche de la base et du sommet, La Parole en Archipel
d’après Frantz Fanon : extraits de Peau noire, Masques blancs, Les damnés de la terre
d’après Raphaël Confiant : extraits de L’insurrection de l’âme. Vie et mort du Guerrier-silex (Caraïbeditions)
d’après Alice Cherki : extraits de Frantz Fanon : portrait (Seuil)
Mise en scène et scénographie Dorcy Rugamba
Avec Marie-Laure Crochant, Majnun, Felwine Sarr, T.I.E
Musique Majnun, T.I.EProduction Théâtre de Namur, La Charge du Rhinocéros
Coproduction Otto Productions, Théâtre national Wallonie-Bruxelles, Théâtre de Liège, Théâtre Jean Vilar / Vitry-sur-Scène, Les Célestins Théâtre de Lyon, le Grand T Théâtre de Loire Atlantique, le Grand Théâtre de DakarDurée : 1h20
Festival d’Avignon 2021
Cour Montfaucon de la collection Lambert
du 15 au 20 juilletThéâtre de Namur – Dans le cadre de l’Intime Festival
le 26 aoûtThéâtre de Liège
le 29 août
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