Avec « DOGS », Michel Schweizer remet l’humain au centre du jeu
À travers les mots et les corps de cinq danseuses et danseurs, l’iconoclaste chorégraphe et metteur en scène mène une passionnante exploration de la jeunesse d’aujourd’hui, confrontée à des doutes et tremblements qui en disent long sur la déréliction intime, sociale, politique et artistique dans laquelle nous sommes plongés.
Pour prendre des « nouvelles du parc humain », tel que le précise le sous-titre de sa nouvelle création, DOGS, Michel Schweizer s’en remet d’abord à… la machine. Jamais avare en facéties en forme de pied de nez, le chorégraphe et metteur en scène s’installe, en guise de préambule, au centre de son dispositif en trifrontal pour détailler l’expérience de dissection numérique qu’il a imposée – ou tenté d’imposer – à ses interprètes. À ces cinq danseuses et danseurs, toutes et tous âgés d’une vingtaine d’années, il a réclamé l’un de leurs biens parmi les plus précieux, leurs smartphones, afin d’aspirer toutes les données personnelles accumulées par ces appareils entre le 18 novembre et le 18 décembre 2024. Ce magot, l’artiste assure l’avoir ensuite confié à une mystérieuse société de profilage, capable de percer les secrets de la personnalité de chacune et de chacun. Si Inès (Perron) et Éléna (Lecoq) ont rejeté cette injonction – première preuve de la docilité toute relative de cette génération –, Louise (Phelipon), Alexandre (Blais) et Stanley (Menthor) s’y sont pliés. Sur l’écran tactile qui leur servira de support durant toute la représentation, les trois digital natives voient alors défiler ce que l’intelligence artificielle détecte d’eux, et la moisson s’avère aussi drôle et cocasse qu’anecdotique et superficielle. À travers cette seule expérience, Michel Schweizer prend, sans jamais l’énoncer clairement, la machine de revers. Celle que l’on décrit comme toute-puissante, omnisciente, en mesure, bientôt, de remplacer l’intelligence humaine ne montre, d’entrée de jeu, que ses tristes limites, augmentées par la froideur de sa voix métallique, qui contraste avec la chaleur humaine des êtres de chair et d’os qui nous font face.
Cette humanité, et c’est là toute l’intense beauté de son geste, le chorégraphe et metteur en scène va l’utiliser tout à la fois comme fil conducteur et comme moteur pour mener à bien son exploration de la jeunesse d’aujourd’hui. Aux spectatrices et spectateurs qui, à leur tour, sont placés dans une position d’agents actifs réhumanisés et non d’observateurs passifs réfugiés derrière un quatrième mur, Michel Schweizer, avec un sweat floqué « Vieux Chêne » sur le dos, confie une série d’enveloppes où se nichent des questions auxquelles, au gré des prises de parole des uns et des autres, Inès, Éléna, Louise, Alexandre et Stanley devront s’efforcer de répondre. « Que se passe-t-il quand vous vous connectez à quelqu’un ? », « Qu’avez-vous raté ? », « Qu’avez-vous secrètement très envie de faire ? », « Qu’est-ce qui vous réconforte toujours ? », « Quand vous sentez-vous vraiment vivant·e ? », « Quand sentez-vous que vous perdez le contrôle ? », « Qu’éprouvez-vous dans le silence ? », « Qu’aimeriez-vous ne jamais oublier ? », « Quel est votre plus grand défi en tant que jeunes artistes ? » et « Quelle est votre plus grande peur ? » font partie de celles qui, au soir de la première à La Manufacture de Bordeaux, sont sorties du chapeau. Garantie d’une pièce différente chaque soir, gage d’un spectacle qui, au fil des représentations, se figera sans doute moins que d’autres, ce « dispositif ludique » conçu par Christian Martinez vaut aussi pour les liens qu’il tend à créer entre celles et ceux qui regardent et celles et ceux qui sont regardés, mais également pour la diversité et la richesse des propos qu’il permet de libérer.
Car du récit d’une audition ratée pour le Béjart Ballet de Lausanne à l’anxiété causée par le silence, du besoin de vide en regard du trop-plein informationnel et sociétal aux répétitions poussives d’un spectacle passé, en passant par la pratique du bâton de danse comme espace de liberté, il est peu de dire que ces Nouvelles du parc humain brassent large en occupant dans un même élan, et sans jamais donner l’impression de tirer à hue et à dia, les champs de l’intime, du social, du politique et de l’artistique. Mélange des réflexions-confessions de ces jeunes artistes – même si certains récusent le qualificatif « jeunes », trop péjoratif à leur goût – et des obsessions intellectuelles que Michel Schweizer laboure spectacle après spectacle – sans que l’expérience ne tourne pour autant à de la ventriloquie –, le texte savamment tissé donne l’impression, par les doutes et les tremblements qu’il génère, d’avoir accès à la pensée en train de se créer. Surtout, il offre, sans noirceur excessive, un troublant paysage de la déréliction dans laquelle la société, et plus particulièrement la jeunesse, est en train de s’enfoncer sous les coups de boutoir conjugués du capitalisme – « Je n’ai pas de valeur / Je suis en danger », écrit notamment Alexandre, en forme de cri du coeur, sur l’écran interactif –, de l’individualisme, du tout-numérique et de l’uniformisation des corps et des esprits, qui menace de tous nous faire rassembler à cette sculpture de Maarten Ceulemans, Dog#2, qui figure un chien sans gueule.
S’il ne manque pas d’en interroger la pertinence – « Est-ce vraiment le bon endroit ? Je crois que j’y reviens malgré tout inlassablement pour trouver ce vivant que je trouve moins facilement dehors », confie-t-il lors d’une de ses rares prises de parole –, Michel Schweizer transforme le plateau de théâtre en espace de résistance, capable de remettre l’humain au centre, de prouver que les singularités peuvent, sans être gommées, générer du collectif et de rappeler que la présence corporelle d’autrui est encore l’un des meilleurs moyens pour tisser une relation avec lui. Car, avant d’être metteur en scène, l’artiste est chorégraphe et c’est, presque autant que par la parole, grâce à une réhabilitation du corps, comme vecteur d’émotions, de sentiments, mais aussi de langage propre, qu’il réussit son pari. Dans leurs regards, dans leurs pas et dans les expressions de leurs visages, les cinq interprètes, étonnants d’assurance, de présence et d’aisance avec l’oralité, en disent aussi long qu’avec leurs mots. Tenus pour que l’expérience ne parte pas à vau-l’eau, et qu’ils puissent être rassurés par un cadre défini, ils profitent des espaces de liberté créative que Michel Schweizer ne manque pas, avec une infinie justesse, de leur ménager. Au sortir, il est alors remarquable, et perturbant, de palper l’intensité du lien qui s’est noué entre eux et nous, comme si d’Éléna, Inès, Louise, Alexandre et Stanley nous avions percé la surface, comme si, quelque part, ils n’avaient jamais été pour nous de simples et sombres inconnus.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
DOGS [NOUVELLES DU PARC HUMAIN]
Conception, scénographie et direction Michel Schweizer
Avec Alexandre Blais, Éléna Lecoq, Stanley Menthor, Inès Perron, Louise Phelipon, Michel Schweizer
Collaboration à la mise en scène Agnès Henry
Concepteur du dispositif ludique Christian Martinez
Accompagnement artistique Carole Rambaud
Conception sonore Nicolas Barillot
Création lumière Éric Blosse
Régie générale Yvan Labasse
Stagiaire Lino Jaricot
Vidéo Giulio Boato
Visuels et photographies Maarten Ceulemans, Hélène Marx, Frédéric Desmesure
Sculpture Dog#2 Maarten Ceulemans
Conception graphique Franck TallonProduction La Coma
Coproduction Le ZEF, Scène nationale de Marseille ; tnba, Théâtre national Bordeaux Aquitaine ; La Manufacture, CDCN Nouvelle-Aquitaine Bordeaux – La Rochelle, dans le cadre du dispositif Accueil studio ; OARA – Office Artistique de la Région Nouvelle-Aquitaine
Soutien à la production et accueil en résidence Scènes de territoire / Scène conventionnée d’Intérêt National – Agglo2b ; La Métive, lieu de résidence de création artistique ; TAP – Scène nationale de Grand Poitiers ; Agora PNC Boulazac ; Glob Théâtre – Scène conventionnée d’intérêt national Art et création ; La Manufacture, CDCN Nouvelle-Aquitaine Bordeaux – La Rochelle ; tnba – Théâtre national Bordeaux Aquitaine ; l’iddac, agence culturelle du Département de la Gironde
Partenaires auditions Centquatre, Paris ; Malandain-Ballet Biarritz ; tnba, Théâtre national Bordeaux Aquitaine ; Mille Plateaux, CCN de La Rochelle ; La Manufacture, CDCN Nouvelle-Aquitaine Bordeaux – La RochelleCe projet a reçu l’aide au spectacle de l’ADAMI.
Durée : 1h30
Vu en mars 2025 à La Manufacture, CDCN Nouvelle-Aquitaine Bordeaux – La Rochelle, en coréalisation avec le tnba
Le ZEF, Scène nationale de Marseille
les 2 et 3 avrilScènes de Territoire, Bressuire
le 10 avrilLe Quai – TAP, Scène nationale de Grand Poitiers, dans le cadre du Festival À Corps
le 17 avrilCentquatre-Paris
Agora PNC Boulazac
durant la saison 2025-2026
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