L’exubérance chorégraphique de Marlene Monteiro Freitas
Créé en 2014, D’ivoire et de chair de la chorégraphe Marlene Monteiro Freitas est repris au Théâtre Public de Montreuil dans le cadre du Festival d’Automne et de la Saison France-Portugal. L’occasion de voir ou revoir une œuvre fondamentale de son répertoire.
Mis à l’honneur par le Festival d’Automne dans le cadre d’un portrait qui lui est consacré, le travail de Marlene Monteiro Freitas prend toute son amplitude dans la réunion, dans un temps rapproché, de plusieurs œuvres marquantes qui ont jalonné son parcours de chorégraphe. Avec la reprise de D’ivoire et de chair, c’est une pièce de 2014 qui s’offre à nous dans toute sa puissance percussive et sa singularité esthétique, sur le grand plateau du Théâtre Public de Montreuil. Une pièce pour quatre danseur.ses et trois musiciens qui inscrit sa partition hallucinante et hallucinée sur une estrade aux airs de ring de boxe. Mais ici il ne s’agit pas d’engager le combat avec l’autre, plutôt d’entrer en lutte avec les carcans qui empêchent, les carcasses qui enferment, les carapaces qui clouent nos gestes au pilori de la normalité, du joli et de la fluidité.
Mouvements saccadés, répétitifs jusqu’à l’obsession, visages amplifiés, outrés, au comble de l’expressivité, les danseur.ses, yeux exorbités et bouches béantes, imposent une présence radicale absolument neuve et une qualité de corps proprement renversante. Marlene Monteiro Freitas affirme sans conteste un geste chorégraphique d’une déflagration unique et profonde qui baigne ses pieds noircis dans de nombreux héritages, scéniques, artistiques et culturels. Sous-titré « Les statues souffrent aussi », le spectacle entraîne dans son sillon de sueur et de corps exultant des images venues d’ailleurs, depuis les représentations de chœurs antiques jusqu’au cinéma de Godard en passant par celui de Cocteau et le documentaire de Chris Marker et Alain Resnais, « Les Statues meurent aussi », manifeste anticolonialiste datant des années 50, dont le titre entre indéniablement en écho.
Lesté d’un bagage conséquent et de l’histoire de l’Art en toile de fond (on pense à l’expressionnisme, au dadaïsme et au surréalisme autant qu’aux Arts premiers), le spectacle jamais ne ploie pourtant sous ses références car tout y est absolument singulier, habité, digéré, ravivé au plateau dans une énergie foudroyante et contemporaine, une écoute saisissante, une fracassante façon de faire corps avec le son, d’être une individualité au sein d’un groupe, de faire de la scène le lieu sacré d’une cérémonie païenne, un écrin pour nos exubérances, nos appétits, nos gouffres, nos envies et nos souffrances.
Vêtus de costumes surprenants, charriant eux aussi un déploiement imaginaire conséquent, couleur bleu électrique pétaradant, entre l’uniforme de travail, le tablier ouvrier et l’armure rigide, les interprètes côtoient la transe et le dépassement de soi avec un engagement dévastateur. Tantôt pantins mécaniques et grotesques, automates sous pile électrique mus par on ne sait quelle nécessité à exister, clowns pathétiques, drôles et tristes à la fois, et pourtant d’une organicité à fleur de peau comme dans le butô, ils traversent une panoplie de gestes venus d’ailleurs, de grimaces déformantes qui viennent déchirer le voile de nos représentations lisses, de nos apparences stéréotypées, de nos compositions civilisées. Ici les visages sont des masques mobiles, malléables, d’une plasticité phénoménale, qui dansent autant que les corps mis en action par la bande son. Mélange de live et d’enregistrement, la musique, et notamment la présence vibrante et rythmique des cymbales, tient une place de premier ordre dans ce malstrom physique et énergétique. Elle-même agglomérat de références musicales, tantôt dansante et entraînante, tantôt orchestrale et cinématographique, elle colore la scène et les corps de sa dynamique mutante.
Dans ce spectacle abyssal où la matière est reine, où le maquillage vit sur l’épiderme jusqu’à s’y fondre, jusqu’à tracer ses sillons de larmes corporelles, le quatuor de danseur.ses et trio de musiciens mènent ce jeu cathartique vertigineux qui tutoie régulièrement des apogées dramatiques insensées. Et les statues pleurent aussi – et nous avec, lorsque les quatre interprètes, face public, verticaux devant leurs micros, entonnent en chœur « My Body is a cage », chanson sublime d’Arcade Fire. Tous, ils sont époustouflants de talent, et Marlene Monteiro Freitas, au plateau elle aussi, une bête de scène de la plus belle espèce.
Marie Plantin – www.sceneweb.fr
D’ivoire et chair – les statues souffrent aussi
Chorégraphie, Marlene Monteiro Freitas
Avec Andreas Merk, Betty Tchomanga, Henri « Cookie » Lesguillier, Lander Patrick, Marlene Monteiro Freitas, Miguel Filipe, Tomás Moital
Lumières et espace, Yannick Fouassier
Musique live, Cookie (percussion)
Montage et son, Tiago Cerqueira
Recherche, Marlene Monteiro Freitas, João Francisco FigueiraProduction P.OR.K (Soraia Gonçalves, Joana Costa Santos – Lisbonne)
Distribution Key Performance (Stockholm)
Coproduction O Espaço do Tempo (Montemor-o-Novo) ; Alkantara Festival (Lisbonne) ; Teatro Maria Matos (Lisbonne) ; Bomba Suicida (Lisbon, avec le soutien de DGArtes, Portugal) ; Centre Chorégraphique National de Rillieux-la-Pape, direction
Yuval Pick (Rillieux-la-Pape) ; Musée de la danse – Centre chorégraphique national de Rennes et de Bretagne (Rennes) ; Centre Pompidou (Paris) ; Festival Montpellier Danse 2014 (Montpellier) ; Arcadi (Paris) ; Le CDC – Centre de Développement
Chorégraphique de Toulouse/Midi-Pyrénées (Toulouse) ; TnBA – Théâtre national de Bordeaux en Aquitaine (Bordeaux) ; Kunstenfestivaldesarts (Bruxelles) ; WP Zimmer (Anvers) ; NXTSTP-Programme Culture de L’Union européenne
Avec le soutien de ACCCA – Companhia Clara Andermatt (Lisbonne)
Remerciements à Staresgrime (Amadora), Dr. Ephraim Nold
Coréalisation Théâtre Public de Montreuil, centre dramatique national ; Festival d’Automne à ParisManifestation organisée dans le cadre de la Saison France-Portugal 2022
Avec le soutien de LVMH, membre du Comité des mécènes de la Saison France-Portugal 2022Festival d’Automne à Paris
Théâtre Public de Montreuil, Centre National Dramatique – Salle Jean-Pierre Vernant
2 au 5 Novembre 2022
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