Plongée au cœur du monde de la tauromachie, De lumière éclaire une pratique sujette à controverses, l’héritage des pères et du terroir, la permanence de la tradition, le hiatus entre cultures élitiste et populaire. En se nourrissant à la source de leurs origines, Jean-Baptiste Tur et David Ayala mêlent leurs histoires respectives à une démarche documentaire qui va au-devant d’apprentis et de jeunes toreros d’aujourd’hui. Un spectacle incandescent qui confronte théâtre, musique et cinéma.
Lendemain de fête. Lendemain d’excès. La cuite est encore fraîche, mais eux ne le sont pas, frais. Ils arrivent au compte-gouttes sur scène, trio improbable qui vient répéter dans ce studio loué de bon matin. À moins que ce ne soit un garage, un grenier, un espace à la marge où créer. Le plateau a des airs d’entrepôt où s’entassent objets et colifichets, bouteilles et trophées, bouquins et paperasse, instruments et électroménager. Un lieu aussi flou et incertain que l’état de ceux qui l’occupent est vaseux et embrumé. Notre trio a la gueule de bois, mais il est là pour enregistrer musique et texte sur des images filmées par lesquelles on entre dans le sujet. Ils fabriquent un film et nous sommes dans ses coulisses, sa cuisine interne, sa pénombre, ses doutes. La machine à café est (à peu près) opérationnelle, le frigo ronronne et émet sa lumière froide dans le noir, tandis qu’une cigarette électronique promène son halo bleuté au rythme des enjambées d’un musicien en crocs. L’obscurité règne, mais la lumière s’immisce, la troue par à-coups, révélant l’invisible autour. L’un ne va pas sans l’autre et les contraires s’attirent. Cette entrée en matière nous le rappelle subtilement et c’est toute la dramaturgie qui ira dans ce sens. La scénographie de Cécile Marc raconte et reflète d’emblée l’écartèlement, le tâtonnement à l’œuvre dans le processus créatif, l’accumulation de strates et de sources, le bric-à-brac de l’esprit qui cherche et se cogne aux attentes, aux préjugés, à l’incompréhension, à son époque.
Jean-Baptiste Tur s’attèle à un motif aussi épineux que clivant : la tauromachie. Mais, s’il attrape ses enjeux par les cornes, c’est en artiste qu’il s’en approche. Exit toute polarisation, jugement moral ou éthique, le metteur en scène puise dans ses propres racines occitanes pour regarder en face cet héritage et le frictionner avec l’histoire familiale de son comédien, David Ayala. Il fait appel à une autrice « neutre », Azilys Tanneau, pour tresser leurs récits, brouiller les pistes et se glisser par la fiction en contrepoint d’une parole documentaire née d’entretiens avec de jeunes apprentis toreros. Il ne s’agit pas là de réhabiliter une pratique controversée et problématique, mais de la questionner en tant que rituel, tradition, partie prenante d’un ensemble de festivités qui créé communauté. Et s’intéresser à celles et ceux qui aujourd’hui ont choisi d’en faire le cœur et la valeur de leur vie. Le film réalisé pour l’occasion, projeté sous forme de bribes, s’ouvre avec le témoignage de Pablo, 10 ans. On entendra également Nino, Anna, Charles, chacun s’exprimant sur ce qui le lie à la tauromachie. Enfants, adolescents ou jeune adulte, aux prises avec un art aussi vieux que les arènes qui l’accueillent. Les écouter, c’est s’ouvrir, accepter de ne pas (tout) comprendre. Accueillir ce qui ne se justifie ni ne s’explique, ce qui bouscule idées reçues et positions dans le marbre.
Et c’est tout le spectacle qui nous amène là, à cet endroit instable et inconfortable, où les opinions tranchées sont peaux mortes, où la pierre de nos convictions se fissure en sable. La terre ocre de l’arène contamine le plateau. Doucement. Sans bruit. Le sable se cache et se niche, ici dans une tasse, là entre deux pages, dans un sac que l’on vide. Métaphore de ce qui nous glisse entre les doigts, de ce qui ne se laisse pas attraper ni contraindre, symbole aussi d’une terre ancrage, du territoire qui nous voit grandir et mourir, qui nous façonne malgré les trains pris dans un sens, puis dans l’autre. C’est une histoire de fuite et de retour au pays natal, une histoire qui dit nos clivages culturels et la honte d’être provincial, la capitale et ses codes qui nous échappent, c’est une histoire qui se mêle à d’autres, se confond, se fourvoie, se perd pour mieux nous retrouver, à la fin, dans la simplicité d’une parole adressée sans fard et sans esbroufe.
David Ayala est littéralement l’homme de la situation, méridional, ancré, habité autant qu’il habite le théâtre. Sa voix caverneuse ravive les fantômes et nos mémoires trouées. Elle se fond dans l’ambiance musicale concoctée par Thomas Delpérié (à la guitare et aux percussions électroniques) et Pierre Borel (aux cuivres et à la batterie). Composition atmosphérique qui monte en puissance progressivement, se colore de grands écarts au saxophone façon free jazz et de guitare aux rythmiques espagnoles. Un maelstrom qui tire de l’hybridation de ses genres et références sa force inouïe. Car De lumière n’a pas peur du lyrisme, il le traque sans en avoir l’air dans ses accents d’oratorio tressant texte et musique, dans ses images aussi, tantôt brutes, tantôt poétiques. Foule en liesse, gestuelle hypnotique, entraînement concentré… Que vont-ils chercher tous ces aficionados dans cet art archaïque ? Et ce tableau abstrait tel un Rothko, cette couleur ocre qui envahit l’écran jusqu’à ce qu’un zoom arrière en révèle l’origine et la matière dans une vue plongeante sur l’arène. À l’image d’un spectacle qui oscille entre immersion sensitive et hauteur de vue.
Convoquer des souvenirs de jeunesse, retrouver des sensations, la foule assourdissante et grouillante, les visages qui exultent, l’alcool qui aide à avaler le réel, la tension dans les gradins, les rires, les odeurs de piperade, tout ce qui fait l’intensité folle des férias. Et le cœur du rite, son engagement total, séculaire, ancestral, l’humain face à l’animal. Défier le taureau dans une chorégraphie au millimètre, manier la muleta avec la gravité de qui sait ce qu’il risque. Frôler la mort à chaque fois. Toréer est un art de la mise en danger de soi autant que de la mise à mort de l’autre. Nul ne sait l’issue du spectacle, mais elle sera fatale. La corrida est une tragédie qui vient convoquer notre rapport au risque, au danger, à la mort. Jean-Baptiste Tur la prend à bras le corps, dans la rencontre avec l’autre, dans la mise à nu qu’elle impose. Il bouscule et questionne pour approcher le mystère des choses. Il n’y aura pas de réponse, mais la question, incandescente, brûle chaque parcelle de la représentation, la fait crépiter d’un appel à la fête qui ne soit pas aveuglement, mais conscience aigüe de ce qui nous humanise. Il invite une fanfare à mettre le feu au plateau, à prolonger le geste au-delà, pour que le théâtre incruste nos vies et la nuit. Le public la suit, aimanté par la musique. L’émotion est palpable. Vidée de ses interprètes, la scène reste muette, mais les traces de pas dans le sable témoignent de ce qui a eu lieu, de nos passages fugitifs, mais mémorables. De nos lumières éphémères, mais indispensables.
Marie Plantin – www.sceneweb.fr
De lumière
Texte Azilys Tanneau
Conception et mise en scène Jean-Baptiste Tur
Avec David Ayala, les musiciens Thomas Delpérié et Pierre Borel, et, à l’image, Laura Domenge, Tomas Cerqueira, Nino Julian, Pablo Juliano, Fanny Lombardo, Carlos Olsina, Christian Parejo, Swan Soto, Tomas Ubeda, et la participation d’une fanfare
Assistant à la mise en scène Joris Rodriguez
Scénographie Cécile Marc
Création lumière Jimmy Boury
Création son Jules Tremoy
Création vidéo Marine Cerles
Images Clément Delpérié, Mathis Rodriguez
Costumes Cathy SardiProduction Le Grand Cerf Bleu
Coproduction Le Cratère scène nationale d’Alès
Soutiens et accueils en résidence de création Le Cratère scène nationale d’Alès ; Scène de Bayssan – Hérault Culture ; La Maison de L’Eau CDC – Allègre-Les-Fumades
Aide à la résidence Théâtre des franciscains à Béziers
Avec le soutien et la collaboration des Écoles taurines d’Arles, de Nîmes et de Béziers
Avec l’aide à la production de la DRAC Occitanie, l’aide au Compagnonnage auteur.trice du Ministère de la Culture DGCA et l’Aide à la production de La Région Occitanie
Avec le soutien du fonds d’insertion professionnelle de l’Ecole supérieure de théâtre de l’Union financé par la DRAC Nouvelle-Aquitaine et la Région Nouvelle-AquitaineLa compagnie Le Grand Cerf Bleu est soutenue par Le Ministère de La Culture-DGCA pour le programme d’aide à la création mutualisée en musiques actuelles, la DRAC Occitanie, la Région Occitanie, le Département de l’Hérault. Elle bénéficie des crédits Politique de la Ville pour l’ensemble des actions en direction des publics à Béziers. Jean-Baptiste et Gabriel Tur sont artistes résidents au CENTQUATRE à Paris. La compagnie est accompagnée par la Scène de Bayssan Hérault Culture.
Durée : 1h40
Vu en juin 2025 au Hangar Théâtre, Montpellier, dans le cadre du Printemps des Comédiens
La Cigalière, Scène conventionnée d’intérêt national Art Enfance et Jeunesse, Sérignan, en co-accueil avec la Scène nationale Grand Narbonne
le 21 mars 2026Théâtres de Gascogne, Mont-de-Marsan
les 26 et 27 mars
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