Avec Dark noon, le collectif Fix&Foxy se présente pour la première fois au public français. La découverte est renversante, au sens figuré comme au sens propre. Interprétée par des acteurs sud-africains hors-pairs, cette pièce mise en scène par Tue Biering détourne le western pour raconter l’Histoire des États-Unis du point de vue des perdants. Et c’est bien connu : qui perd, gagne.
C’est avec le mélange de curiosité, d’envie et d’appréhension qui précède toute découverte que l’on se rend au Théâtre de Nanterre-Amandiers – Centre Dramatique National pour le spectacle Dark noon du collectif Fix&Foxy, quasi sinon tout à fait inconnu en France malgré ses dix ans d’existence. Cela sans doute en partie du fait que les performances, les installations immersives et les pièces de théâtre du metteur en scène danois Tue Biering, directeur artistique du groupe, sont souvent très ancrées dans les territoires où elles sont créées. Cherchant, lit-on sur notre feuille de salle, ou de route, à « raconter des histoires sur ceux qui fabriquent notre société en incluant le public », Fix&Foxy « invite à monter sur scène des personnes qui ne sont jamais ou rarement représentées au théâtre ». Dark noon échappe à cette règle, et c’est sans doute en partie pour cette raison que ce spectacle créé en 2019 à Copenhague est parvenu jusqu’à nous.
Chorégraphié et mis en scène par le Sud-Africain Nhlanha Mahlangu, Dark noon est interprété par sept acteurs sud-africains tout aussi inconnus à notre bataillon que Fix&Foxy. Contrairement à la plupart des personnes que le collectif porte d’habitude au plateau, ils sont pourtant tous connus dans leur pays pour leurs activités théâtrales, mais aussi cinématographiques, télévisuelles… Conseillés à Tue Biering par l’artiste William Kentridge, ces artistes qu’il nous faut tous citer – Mandla Gaduka, Katlego Kaygee Letsholonyana, Bongani Bennedict Masango, Siyambonga Alfred Mdubeki, Lillian Tshabalala, Joe Young et Thulani Zwane jouent, chantent et dansent avec une énergie et une justesse qui nous saisit dès notre installation d’un côté ou de l’autre du vaste rectangle de terre ocre. Lequel recouvre aux Amandiers le sol d’un théâtre éphémère installé pour cause de travaux dans les ateliers de décor du théâtre, qui se prêtent bien à la pièce, plaçant le spectateur au cœur du récit et même de l’action.
Dans un petit cabanon situé en marge du plateau terreux, sous l’écran où sont diffusées des images filmées en direct, une narratrice commente les gestes et les sons des premiers acteurs qui pénètrent dans la zone rouge. Ils sont, dit-elle avec une ironie non dissimulée, de pauvres Européens, des Blancs, venus d’Europe pour échapper à la misère. Ces quelques mots, accompagnés des voix de deux comédiens-chanteurs eux aussi placés à la frontière de l’espace de jeu, déjà traversé par quelques autres acteurs mi-rampants mi-bondissants, posent d’emblée le cadre spatio-temporel de la pièce. Comme l’indiquait déjà le titre, nous sommes dans un entre-deux. Le « noir midi » ou « midi noir » de Fix&Foxy, c’est l’Amérique de 1850 jusqu’au XXème siècle vue par des femmes et des hommes d’aujourd’hui. C’est-à-dire par des artistes sud-africains – s’ils jouent des rôles lorsqu’ils prennent en charge la narration de la pièce, on se doute qu’ils sont proche du réel –, qui pour ressembler à leurs protagonistes ont quelques efforts de maquillage à fournir.
Pour raconter l’histoire d’une conquête, Tue Biering, Nhlanha Mahlangu et leurs interprètes font alors eux aussi œuvre d’appropriation, et ne se privent pas de le faire remarquer à grands renforts de gestes proches de la caricature, filmés par des sortes de présentateurs qui eux-mêmes confinent à la parodie. En se grimant pour certains la figure en blanc, tandis que d’autres restent noirs pour pouvoir incarner les figures restantes du grand morceau d’Histoire auquel ils s’attaquent – Indiens et Chinois surtout –, les sept comédiens reviennent en quelque sorte aux origines d’une forme de grimage qui se développe en Amérique au XIXème siècle dans le cadre de spectacles humoristiques, les ministrels shows. Dans un essai publié en 2020, Race et théâtre : un impensé politique (Actes Sud), Sylvie Chalaye explique en effet que contrairement aux idées reçues sur le sujet, c’est chez les esclaves, dans les plantations américaines du XVIIème siècle qu’est né ce type de spectacle.
Dark noon nous fait ainsi réviser notre Histoire des représentations comme elle nous fait revoir celle de l’Amérique : sans faire la leçon, et même en faisant plutôt le contraire. Par une succession de scènes dessinant une chronologie volontairement approximative de l’histoire américaine. Après l’arrivée sur la terre promise, on est notamment témoin massacre d’Indiens qui ne cessent de renaître de leurs cendres, aux combats de cowboys peu glorieux, à la construction d’un chemin de fer ou encore à l’installation de missionnaires plus regardants des biens de leurs ouailles que de leur foi… Plus exactement, on assiste à la mise en scène de ces phénomènes façon western réalisé en direct, à l’aide de tout un tas de matériel sommaire d’abord stocké à l’extérieur du terrain puis déplacé en son sein.
En deux heures, nous voyons ainsi naître une ville. Nous y prenons part aussi, car la place du spectateur se transforme en même temps que la scénographie. Embarqué dans le désordre très maîtrisé de Dark noon – on déménage des meubles, on court, on se laisse enfermer en prison, on se retrouve attablé dans un rudiment de saloon devant un verre de whisky –, on éprouve à quel point le tragique côtoie le comique et le burlesque dans cette pièce de Fix&Foxy. Pris dans la fabrique de l’image, complice de ses violences, on approche les agressions, les injustices d’hier. Après cette expérience, on ne regardera plus un western de la même façon. Et l’on ne viendra peut-être plus au théâtre avec une âme de découvreur ou de conquérant.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Dark noon
Conception et mise en scène : Tue Biering
Chorégraphie et mise en scène : Nhlanhla Mahlangu
Avec : Bongani Bennedict Masango, Joe Young, Lillian Tshabalala, Mandla Gaduka, Siyambonga Alfred Mdubeki, Katlego Kaygee Letsholonyana, Thulani Zwane
Scénographie : Johan Kølkjær
Création son : Ditlev Brinth
Création lumières : Christoffer Gulløv
Création accessoires : Marie Rosendahl Chemnitz
Création costume : Camilla Lind
Création vidéo : Rasmus Kreine
Production : Fix&Foxy
Coproduction : Revolver / Østerbro Teater
Avec le soutien : The Danish Arts Council ; Bikuben Fonden ; Beckett-Fonden
Productrice : Karoline Holm Michelsen
Diffusion internationale : Annette Max Hanse
Durée : 2h
Théâtre Nanterre-Amandiers – Centre Dramatique National
Du 12 au 20 novembre 2021
Théâtre du Nord, en partenariat avec La Rose des Vents
Du 25 au 27 novembres 2021
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