Dans la multitude de propositions de la 5ème édition de la Nuit du Cirque (16-18 novembre 2023) portée par l’association Territoires de Cirque, le Théâtre Onyx à Saint-Herblain (44) s’est illustré en prenant au mot l’intitulé de l’événement. Composée de 5 spectacles créés par des femmes, cette nuit intégrale fut riche de rencontres avec des artistes puissantes et singulières, brillant au-delà des frontières du genre et de leur discipline.
Dès 19 heures le 17 novembre 2023, au bar du Théâtre Onyx, scène conventionnée pour les arts chorégraphiques et circassiens de Saint-Herblain située en périphérie de Nantes au milieu d’une grande zone commerciale, c’est shot de gingembre pour tout le monde. Gaëlle Lecareux, directrice du lieu depuis 2018, et son équipe de 20 personnes rassurent ainsi d’emblée les 200 personnes inscrites pour leur Nuit du Cirque que, pour la première fois, elles ont décidé d’étendre vraiment sur douze heures : tout est prévu non seulement en matière de propositions artistiques, mais aussi pour le bien-être du spectateur. Car cette Nuit se veut autant l’occasion de découvrir plusieurs spectacles que de, dit la directrice, « prendre le temps d’échanger. Les moments de programmation classiques, avec ouverture des portes une heure avant la représentation, fermeture une heure après, ne le permettent pas. Portée par l’association Territoires de Cirque dont L’Onyx est membre depuis 2018, la Nuit du Cirque est une occasion parfaite pour inventer des manières différentes d’accueillir le public ».
C’est parti pour 5 spectacles – dont un plateau partagé par trois artistes présentant chacune un solo –, entrecoupés par un repas et des intermèdes où l’on peut opter aussi bien pour un peu de fête que de repos. Loin de chercher à dessiner les contours de ce que pourrait être un cirque de femmes, la programmation entièrement féminine de cette Nuit en montre les infinis possibles. « Les circassiennes ont encore aujourd’hui moins de visibilité que leurs homologues masculins. Or depuis quelques temps, je rencontre de nombreuses artistes femmes aux démarches passionnantes. Nous les programmons tout au long de la saison, et parmi nos trois artistes associés depuis cette année, deux sont des circassiennes : la trapéziste Anaïs Veignant et la clown Pauline Dau ». Elles furent deux des astres de la Nuit de l’Onyx, très différents l’un de l’autre mais animés d’une même forme d’urgence, de résistance que l’on a aussi pu observer chez la plupart des autres artistes de la traversée.
Deux sombres astres dans la Nuit
La soirée s’ouvre avec la plus imposante de toutes les formes que l’on aura à apprécier : L’hiver rude, la première création de la compagnie La Générale Posthume, fondée en 2018 par deux alors toutes jeunes diplômées d’écoles de cirque, Gwenn – devenue depuis Elvis – Buczjkowski et Bambou Monnet. Dans une succession de scénettes façon Ivan Mosjoukine, dont il se revendique d’ailleurs volontiers ainsi que, lit-on dans le dossier du spectacle, d’artistes comme « Yann Frisch, le cirque Trottola ou Dromesko et de femmes fortes comme Brigitte Fontaine et Yolande Moreau », le duo affirme une belle et forte théâtralité qu’il met au service d’une dénonciation des violences subies par les femmes. Grâce à son humour, très noir mais la plupart du temps assez fin pour éviter aux artistes tout cliché, la pièce fut une parfaite entrée dans la Nuit. Malgré un récit-cadre qui laisse à désirer en effet, les artistes nous emmènent d’un tableau à l’autre dans leur univers halluciné, absurde, où ce que l’on croit vrai est souvent faux et l’inverse. Où une femme en robe de mariée se déchire le ventre, où un homme traîne une poupée à taille humaine qui se révèle être son épouse morte, mais où l’on s’agite aussi dans tous les sens pour trouver des piles dont il s’avère que personne n’a besoin.
Il faudra attendre la fin de la Nuit avec Quarantaines de Véronique Tuaillon pour retrouver, sous une tout autre forme, une noirceur et un humour aussi prononcés que dans cette pièce d’ouverture. Avec en plus la maîtrise dramaturgique qui faisait défaut à L’hiver rude, beaucoup plus économe que celui-ci en termes de langages convoqués, ce seul en scène atteint une étrangeté qui lui permet de transcender largement les questions de genre et de sexualité qui sont l’un de ses points de départ, de même que pour la plupart des autres pièces que l’on parcourt dans la Nuit. Avec son personnage du nom de Christine, créature au nez rouge dont le verbe cru aime à s’arrêter sur toutes sortes de sujets, surtout ceux qui gênent, l’artiste déploie avec un grand minimaliste un univers singulier qui pose de grandes questions, comme la place de la solitude, du sexe et de la mort dans nos sociétés. Pour en arriver à cette puissance, nous aurons traversé d’heure en heure bien des étapes de libération de toutes les oppressions et les usages qui contraignent sa vie et sa création.
Transformer le cirque, changer la vie
Après L’hiver rude vient le temps des métamorphoses, du moins des combats qui y mènent. Le premier est celui de Samantha Lopez dans Asthma furiosa, la troisième création de sa compagnie La June. Comme son titre l’indique, ce seul en scène parle d’asthme. Mêlant témoignage intime, parole documentaire et travail sur le souffle qu’elle pousse jusqu’au chant, l’acrobate évoluant au centre d’un dispositif quadri-frontal au plus près du public raconte ce que la maladie fait au trapèze, et ce que cet agrès fait à la respiration. Faute d’une adresse claire et d’une vraie éclosion de son chant, l’artiste peine hélas à faire communauté des personnes pourtant bien serrées autour de sa parole. Après un intermède où l’on aura dégusté un dessert, écouté quelques chansons de Cécile Jarsaillon, assisté à une danse horizontale « comme une lévitation » dans le hall du théâtre ou encore s’être fait décoiffer par un professionnel de la catastrophe capillaire, on retrouve au centre du plateau un trapèze et une femme, Anaïs Veignant, qui se livre à un récit autobiographique.
Le propos d’Anaïs Veignant dans Re-mue est de toute autre nature que celui d’Asthma furiosa : ici, il s’applique à examiner le rapport entre les injonctions à la beauté et au sourire subies par les femmes et la pratique du trapèze. On peut regretter que la pièce demeure à la surface de son sujet principal à force de multiplier les approches du sujet, en mêlant par exemple régulièrement à la voix off de l’artiste d’autres paroles, témoignages type radio-trottoir sur l’image de la trapéziste ou encore conversations téléphoniques avec des Marocains dont le lien avec Anaïs Veignant n’est pas explicité. On retient toutefois ce que dit cette dernière de sa transformation en tant que circassienne, de son abandon d’une longue et douloureuse quête de la perfection. Cette trajectoire est aussi celle que suivent les autoproclamées « trois grâces » dans leur plateau partagé. Chacune avec son humour personnel, Constanza Sommi, Angèle Guilbaud, et Pauline Dau se sont construit des personnages dont l’exubérance et la bizarrerie leur épargne le besoin de formuler leur désir d’échapper aux normes qui contraignent les femmes dans le cirque plus encore sans doute que dans la vie.
On ressort de cette Nuit avec une part de brioche et une bonne provision de forces offertes par les artistes programmées. Avec aussi une belle confiance dans l’avenir du cirque, dont on a observé d’un spectacle à l’autre la capacité à s’hybrider avec d’autres disciplines autant qu’à se concentrer sur lui-même pour se réinventer. On pourra partager notre Nuit à L’Onyx avec les spectateurs des autres Nuits du Cirque, plus nombreuses chaque année sur l’ensemble du territoire et même à l’étranger, où le phénomène prend de l’ampleur. En échange, nous aurons le plaisir d’apprendre ce qui s’est passé ailleurs, par exemple au Plongeoir – Cité du cirque au Mans, où le jongleur Johan Swartvagher animait une intrigante et prometteuse « pyjama party » avec 100 personnes et 14 artistes, du samedi soir au dimanche matin. Grâce aux lieux qui s’emparent de la Nuit du Cirque avec audace, l’histoire des arts de la piste s’enrichit de rencontres originales, riches d’une nécessaire réflexion sur la relation au public.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
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