Dans son havre de paix vosgien, Simon Delétang combine la pièce de Shakespeare et le Hamlet-machine d’Heiner Müller, l’une comme l’autre portés avec finesse par Loïc Corbery et Georgia Scalliet.
Pour Simon Delétang, Hamlet n’avait rien d’un passage obligé. Davantage qu’à la pièce de William Shakespeare, le metteur en scène s’intéresse, depuis son plus jeune âge, au Hamlet-machine d’Heiner Müller, ce « poème dramatique » halluciné et hallucinant auquel peu d’artistes français ont osé se mesurer. Bien conscient de la complexité de ce texte labyrinthique, le directeur du Théâtre du Peuple a choisi de ne pas le présenter ex nihilo, mais de procéder étape par étape et d’orchestrer un marathon théâtral où Hamlet servirait de prologue à Hamlet-machine. Façon pour lui, comme le dramaturge allemand en son temps, de créer une chambre d’écho où les deux œuvres, tout en gardant leur autonomie, s’éclaireraient et s’amplifieraient l’une l’autre ; façon, aussi, de ne pas effrayer le public de Bussang et de lui permettre, au moins partiellement, de se raccrocher aux branches quand vient l’heure de la déferlante müllerienne.
Cette quête de limpidité, Simon Delétang en fait d’ailleurs le fil rouge de l’ensemble de son projet. Avant même la recontextualisation d’Hamlet-machine qu’il réalise lui-même, micro en main, en ouverture de la pièce de Müller, son Hamlet est sous-tendu par l’envie de clarté plutôt que par le besoin de se démarquer. Au lieu d’apposer une lecture pré-conçue, de vouloir trancher des débats d’experts et de se perdre dans des conjectures psycho-littéraires, le metteur en scène est, avec l’aide de Julien Gaillard, revenu à l’essentiel et a cherché au cœur du texte ce qui en fait le sel. En ressort une version habilement resserrée où, malgré la traduction ampoulée de François-Victor Hugo, l’art du contraste serait roi, où, à l’image de la sublime scénographie inspirée de celle que Yannis Kokkos avait réalisée pour Antoine Vitez, Hamlet serait un personnage entre deux eaux, entre deux feux, contraint de chercher une ligne de fuite pour échapper au destin qui progressivement l’enserre, où l’action naîtrait d’un monde d’inaction.
Subtilement incarné par Loïc Corbery qui manie avec le doigté qu’on lui connaît les flux et les reflux de sa marée intérieure, le prince du Danemark apparaît alors dans toute son ambivalence : mi-enfant qui s’amuse du grand bal masqué qu’il orchestre, mi-adulte qui doit étancher la soif de vengeance léguée par son père ; mi-délirant dans sa façon de lier la destinée des Hommes à la grande marche de la Nature et du cosmos, mi extralucide dans sa manière de voir clair dans le jeu de chacun ; mi-machiavélique dans la réalisation de ses pulsions meurtrières, mi-comique lorsqu’il ironise sur les bassesses et les petitesses de l’essentiel des personnes qui l’entourent. A ses côtés, si l’on peut regretter que Gertrude et Claudius renvoient, à travers le jeu un peu trop lisse de Stéphanie Schwartzbrod et Sylvain Grépinet, l’image de sympathiques perdreaux de l’année, plus amoureux que cruels, Ophélie occupe, sous la houlette du müllerien Delétang, la place qui lui revient. Loin de la camper en jeune première naïve et éthérée, Georgia Scalliet lui confère l’aura d’une femme forte, capable d’affoler un royaume entier par sa seule parole.
Ainsi armé, le public bussenet peut, s’il le souhaite, entrer plus sereinement dans le dédale d’Hamlet-machine. Composé de cinq parties – Album de famille, L’Europe de la femme, Scherzo, Peste à BUDA bataille pour le Groenland, Furieuse attente/Dans l’armure terrible/Des millénaires –, auxquelles Simon Delétang a adjoint Herakles II ou l’Hydre, le poème de Müller a l’allure d’une succession de rêves sous acide qui, non contente de dynamiter une œuvre, et le théâtre dramatique avec elle, brasserait toute une époque. Muni d’une plume furieuse, le dramaturge ne cesse de dissocier – le réel et la fiction, les comédiens et les personnages, la répétition et la représentation – pour mieux réassocier, de condenser jusqu’à l’extrême la pièce d’origine pour mieux interroger le mythe, de se départir de l’intrigue pour mieux en analyser l’héritage. Au long des multiples parallèles qu’il se plaît à opérer avec des figures (Ulrike Meinhof de la Bande à Baader) ou des événements historiques (l’insurrection de Budapest de 1956), mais aussi avec d’autres mythes (Macbeth, Electre), Müller extrait, en réalité, la substantifique moelle de l’œuvre shakespearienne dont il révèle, dans un mouvement anti-brechtien à souhait, les leçons politiques utiles pour son temps présent – celui de la RDA des années 1970 – en dépeignant Hamlet comme le premier des insurgés et Ophélie comme la première des résistantes.
Aux commandes de ce substrat, Simon Delétang se comporte en expert qui aurait si bien, et depuis tant d’années, mûri sa mise en scène qu’il se montre capable de prendre la roue d’Heiner Müller lui-même, et de déplier ce condensé textuel en une série de tableaux, où la scénographie, esthétiquement séduisante et travaillée jusque dans ses moindres détails, se met au service du poème, et inversement. Emerge alors un voyage dont les comédiens – Loïc Corbery, Baptiste Delon, Anthony Poupard et Georgia Scalliet en tête – sont les improbables guides, une rêverie digressive où il faut accepter de se laisser porter pour accueillir ce qui résonne. En cela, le directeur du Théâtre du Peuple a réussi son improbable pari, celui de mettre Hamlet-machine à la portée de tous, avec, et c’est là son secret, la main qui tremble et le soucis de chacun.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Hamlet
de William Shakespeare
Traduction François-Victor Hugo
Mise en scène et scénographie Simon Delétang
Avec Marina Buyse, Loïc Corbery de la Comédie-Française, Baptiste Delon, Hugues Dutrannois, Sylvain Grépinet, Salomé Janus, Houaria Kaidari, Fabrice Lebert, Jean-Claude Luçon, Elsa Pion, Julie Politano, Anthony Poupard, Khadija Rafhi, Georgia Scalliet, Stéphanie Schwartzbrod, Alice Trousset et une dizaine de figurants
Lumière Mathilde Chamoux
Son Nicolas Lespagnol-Rizzi
Costumes Marie-Frédérique Fillion
Assistante scénographie Aliénor Durand
Collaboration dramaturgique Julien Gaillard
Educatrice animalière Sonia Lestienne
Maître d’armes François Rostain
Sculpture Mathis Brunet-Bahut, Adèle Collé, Judith Dubois accompagnés de Coline Fisbach
Toile peinte Adèle Collé, Coline Gaufillet, Rachel TestardProduction Théâtre du Peuple – Maurice Pottecher, avec la participation artistique du Jeune Théâtre National
Soutiens techniques VIADANSE – Centre chorégraphique national de Bourgogne Franche-Comté à Belfort, Comédie de Colmar – Centre dramatique national d’Alsace, GRRRANIT Scène nationale de Belfort, Théâtre national populaire, Théâtre du Point du Jour, Célestins – Théâtre de Lyon, Théâtre national de Strasbourg, Espaces culturels Thann-Cernay, Hervé CherblancDurée : 3h30 (entracte compris)
Théâtre du Peuple, Bussang
du 30 juillet au 3 septembre 2022
du jeudi au dimanche
Hamlet-machine
de Heiner Müller
Traduction Jean Jourdheuil, Heinz Schwarzinger
Mise en scène et scénographie Simon Delétang
Avec Marina Buyse, Loïc Corbery de la Comédie-Française, Baptiste Delon, Hugues Dutrannois, Sylvain Grépinet, Salomé Janus, Houaria Kaidari, Fabrice Lebert, Jean-Claude Luçon, Elsa Pion, Julie Politano, Anthony Poupard, Khadija Rafhi, Georgia Scalliet, Stéphanie Schwartzbrod
Lumière Mathilde Chamoux
Son Nicolas Lespagnol-Rizzi
Costumes Marie-Frédérique Fillion
Assistante scénographie Aliénor Durand
Collaboration dramaturgique Julien Gaillard
Sculpture des crânes Mathis Brunet-Bahut, Adèle Collé, Judith Dubois accompagnés de Coline Fisbach
Sculpture tête Heiner Müller Anne de Crécy
Conception du rideau Daniel FayetProduction Théâtre du Peuple – Maurice Pottecher, avec la participation artistique du Jeune Théâtre National
Soutiens techniques VIADANSE – Centre chorégraphique national de Bourgogne Franche-Comté à Belfort, Comédie de Colmar – Centre dramatique national d’Alsace, GRRRANIT Scène nationale de Belfort, Théâtre national populaire, Théâtre du Point du Jour, Célestins – Théâtre de Lyon, Théâtre national de Strasbourg, Espaces culturels Thann-Cernay, Hervé CherblancDurée : 1h20
Théâtre du Peuple, Bussang
du 12 août au 3 septembre 2022
du jeudi au samedi
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