Pour son premier spectacle en tant que cheffe de file de la Compagnie Les Papavéracées, Charlotte Le Bras se plonge dans la correspondance de Younes Amrani et le sociologue Stéphane Beaud. A la fois légère et inventive, sa mise en scène transporte ce dialogue intime entre un jeune de cité et un sociologue vers des rivages universels.
Ce qui frappe d’abord dans ce « Pays de malheur ! », c’est la délicate humilité avec laquelle Charlotte Le Bras s’empare de la correspondance entre Younes Amrani et Stéphane Beaud. Pour aller dénicher la théâtralité dans un matériau sociologique qui, à première vue, ne se prêtait guère à l’exercice, la metteuse en scène ne cherche jamais à en faire trop. Tout juste souligne-t-elle le cœur et l’humain qui sous-tendent cette relation épistolaire atypique née entre un jeune de cité, enfant d’immigrés, et un ponte de la sociologie française, ancien enseignant à l’ENS, aujourd’hui professeur à l’université de Poitiers.
Entre les deux hommes qu’apparemment tout sépare, tout commence par un courriel, envoyé telle une bouteille à la mer par Younes Amrani. « Emploi jeune » au sein d’une bibliothèque, le jeune homme vient de refermer 80% au bac… et après ?. Livre-phare de Stéphane Beaud, il analyse les illusions et désillusions des « enfants de la démocratisation scolaire » à qui le pouvoir politique ne cesse de vanter, depuis le milieu des années 1980, l’incontournable vertu des études longues. Fruit d’une dizaine d’années de travail, ce constat touche Younes Amrani au cœur. Lui-même issu d’une cité de la région lyonnaise, il se reconnait dans ces portraits de jeunes d’un quartier HLM à forte composante immigrée, et veut partager son émoi avec le sociologue. S’ensuit alors une correspondance électronique de plusieurs mois. Encouragé et méthodologiquement guidé par Stéphane Beaud, le jeune homme se livre sans fard, lève le voile sur son parcours et procède à une analyse intime et sociologique des pans de sa vie – famille, scolarité, religion, service militaire, entourage amical… – qui l’ont conduit jusqu’à sa situation actuelle.
Matérialisé en 2004 sous la forme d’un livre, cet échange évite soigneusement le misérabilisme et le voyeurisme dans lequel il pourrait tomber si ses deux auteurs n’y prenaient pas garde. Loin d’être une complainte sur le sort d’un jeune de cité, Pays de malheur ! est, avant tout, le récit d’un combat. Au lieu de se lamenter sur son sort, Younes Amrani se bat avec la rage des victimes d’inégalités pour comprendre, à la manière de Pierre Bourdieu, les contours et les moteurs de son « habitus ». Celui qui l’a conduit à abandonner ses études en deuxième année de fac d’Histoire alors que les résultats étaient au rendez-vous.
A la fois légère et inventive, la mise en scène de Charlotte Le Bras extrait la substantifique moelle de cette correspondance. Propulsée par un chœur de trois comédiens – Karim Abdelaziz, Hakim Djaziri et Agathe Fredonnet – qui jouent avec une maîtrise parfois vacillante, mais toujours avec leurs tripes, la voix de Younes Amrani prend une dimension universelle. Malgré deux interventions de la metteuse en scène aussi didactiques qu’inutiles, ce coup d’essai de la compagnie Les Papavéracées parvient à transcender le travail des deux épistoliers, qui résonne avec la même acuité qu’au début des années 2000, à le déplacer dans un champ réflexif où l’intime et le quotidien de bon nombre de « jeunes de banlieue » s’entrelacent habilement. Un acte fondateur un rien prometteur.
Vincent BOUQUET – www.sceneweb.fr
Pays de malheur !
Une jeunesse française
d’après le livre de Younes Amrani et Stéphane Beaud (éditions La Découverte)
conception, adaptation et mise en scène Charlotte Le Bras
assistante à la mise en scène Caroline Lerda
avec Karim Abdelaziz, Hakim Djaziri, Agathe Fredonnet, Caroline Lerda et Charlotte Le Bras
création et régie lumières Nathan Teulade
chorégraphie Sylvie Troivaux (Kafando)
construction structure bois Etienne Meunier
relations presse et communication Alice Bodineau
administratrice de production Lucie Houlbrequeproduction déléguée PAPAVÉRACÉES PRODUCTIONS / Compagnie Les Papavéracées
avec le soutien d’Amiens Métropole, du Conseil Départemental de la Somme, de la Région Hauts-de-France, de l’Adami et de la SpedidamDurée : 1h10
Maison des Métallos, Paris
Du 22 au 27 mai 2018Théâtre de la Reine Blanche, Paris
Du 18 au 21 octobreMaison du Théâtre d’Amiens
Janvier 2019Théâtre Massenet, Lille
Mars 2019
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