Corps premiers, de Cédric Orain créé à la Maison de la Culture d’Amiens, exhume de l’Histoire des exploits physiques ayant changé à jamais le visage du sport. Et réfléchit dans le même temps sur les (im)possibles du corps. Un spectacle tout en délicatesse porté par un trio d’interprètes de haute volée.
On ne l’attendait pas sur ce terrain-là, celui du sport, et pourtant Cédric Orain s’y attèle avec la finesse et l’acuité qu’on lui connaît. Celui qui a donné voix à Artaud, Bataille, Novarina, Deleuze… démontrant un goût prononcé pour la langue des marges et la pensée aiguisée, celui qui a écrit sur le striptease, la disparition ou les enfants sauvages, vient ici questionner ce que peut le corps. Que peut le corps par le sport ? Que prouve un corps par le sport ? A travers ses aptitudes physiques augmentées par les vertus de l’entraînement, le sportif de haut niveau ouvre un champ de possibles stupéfiant, il déplace le curseur des limites et agrandit le cadre d’action. De records battus en exploits inattendus, Corps premiers explore, par le biais de l’Histoire, ces moments de bascule où la performance physique vient imprimer sa marque indélébile sur le cours du monde. Car l’Histoire en marche s’écrit aussi avec des corps qui l’impactent, créent de nouveaux potentiels et une nouvelle représentation de ses capacités. Ce n’est pas la compétition qui anime la recherche de Cédric Orain mais bien les mythologies et légendes qui naissent de ses secondes épiphaniques où la ligne d’arrivée est franchie, où un cap est, pour la première fois, dépassé.
Il convoque des figures emblématiques, plus ou moins célèbres, dont les noms apparaissent en parallèle sur un écran rectangulaire et longiligne à jardin. Richard Fosbury ouvre le bal et c’est Claude Degliame qui lui prête sa présence magnétique et inimitable. Celui qui, aux JO de Mexico saute en enroulant, non pas son ventre comme de coutume dans la discipline, mais son dos, autour de la barre et devient, en 1968, champion olympique, marque à jamais l’athlétisme et initie une nouvelle technique, désormais la norme, médusant les juges autant que le public. Ou comment passer, en un saut qui relève du génie instinctif et inventif du mouvement, à la postérité. Suivront Colette Besson, Kathrin Switzer, Valeriy Brumel, Jacques Anquetil, Bernard Hinault et d’autres, balayant le paysage du sport au XXème siècle, du marathon au cyclisme. Pas d’exhaustivité recherchée mais bien une continuité, un lien entre ces parcours divergents et singuliers, héroïques mais néanmoins humains, et le regard posé sur eux, le récit qui en est fait, via les commentaires sportifs, les articles de presse, les interviews, l’imaginaire collectif et l’admiration qui porte aux nues ses idoles. C’est toute une mythologie qui s’exhume.
Dans un espace scénographique sobre et aéré, où sont agencés avec rigueur et délicatesse un banc, un matelas, un cerceau en suspension, une rangée de chaises et un écran vidéo de format carré, comme une lucarne sur les vrais visages des athlètes cités, une perspective par l’archive, l’univers du sport est évoqué par touches délicates et symboliques auréolées d’éclats de couleur bleue. Rien ne pèse ici, et surtout pas le corps, et les trois interprètes déploient cette même grâce du geste léger, de la parole flottante, se passant le relais des récits dans une harmonie qui dit aussi la solidarité, le collectif et l’esprit d’équipe. Claude Degliame est magistrale comme toujours. Impossible de se lasser d’une comédienne de cette trempe qui semble inventer à chaque instant la seconde suivante et danser plus que bouger sur la corde des images qu’elle génère. Tout entière, elle est musicale, son timbre envoûtant, son débit mélodique, son corps comme une liane ondulante, elle oscille entre humour et mélancolie, toujours sur le fil. Définitivement impériale sans en avoir l’air. A ses côtés, ses partenaires existent pleinement, chacun dans son étoffe et son registre : Maxime Guyon, voix éraillé, précis et inattendu à la fois, jamais dans la facilité du jeu ; Aurora Dini qui porte si bien son prénom, gymnaste élastique, accent italien et douceur infinie dans les méandres contorsionnistes de son corps. Impressionnante de souplesse, elle offre au spectacle ses moments d’émerveillement pur, réveille des émotions propres au cirque – virtuosité de l’artiste et apnée du public, et fait le lien, en mêlant le geste à la parole, entre les enjeux tissés au plateau.
Car, on l’aura compris, effort et exploit ne sont pas une fin en soi, mais c’est bien la créativité à l’œuvre dans certaines destinées sportives qui est ici regardée de près et réfléchie en direct. Le corps pense oui, il enregistre, il mémorise, il philosophe, il a ses réflexes et son intelligence propre, les idées affluent par les jambes, le ventre est un terreau d’eurekas et ce sont belles et bien les mains de la pianiste Maria Joao Pires qui lui enlèvent une sacrée épine du pied dans un final qu’on ne révèlera pas ici mais qui offre un sublime point d’orgue à la réflexion scénique mise en partage. Une fois de plus, Cédric Orain nous donne matière à penser avec tact et sensibilité et réussit à faire un théâtre de dentelle en parlant sport de compétition. Jolie prouesse.
Marie Plantin – www.sceneweb.fr
Corps premiers de Cédric Orain
Texte et mise en scène Cédric Orain
Assistant à la mise en scène Édouard Liotard Khouri-Haddad
Avec Claude Degliame, Aurora Dini et Maxime Guyon
Scénographie vidéo Pierre Nouvel
Lumière Bertrand Couderc
Création son Lucas Lelièvre et Camille Vitté
Costumes Karin Serres
Regard chorégraphique Bastien Lefèvre
Regard dramaturgique Guillaume Clayssen
Régie générale et lumière Boris Pijetlovic
Régie son et vidéo Théo LavirotteAdministration, production et diffusion La Magnanerie – Victor Leclère, Anne Herrmann, Sarah Bigot, Margot Moroux et Hortense Huyghues-
DespointesMentions :
Production La Traversée
Coproductions Maison de la Culture d’Amiens – Pôle européen de création et de production ; Le Phénix – Scène nationale Valenciennes, pôle européen de création ; La Comédie – Centre dramatique national de Reims ; Le Bateau Feu – Scène Nationale Dunkerque ; Le Vivat – Scène conventionnée d’intérêt national art et création, Armentières ; TANDEM – Scène Nationale Douai- Arras et Ville de Lille – Les Lieux Culturels Pluridisciplinaires Accueil en résidence et soutien LE ZEF – Scène nationale de Marseille ; La Faïencerie Théâtre de Creil – Scène conventionnée d’intérêt national – Art en territoire et le LoKal (80) Avec l’aide de la SPEDIDAMCédric Orain – La Traversée est artiste associé à la Maison de la Culture d’Amiens – Pôle européen de création et de production et artiste accompagné par Le Phénix – Scène nationale de Valenciennes dans le cadre du Campus du Pôle européen de création.La compagnie bénéficie du soutien du Ministère de la Culture – Direction régionale des affaires culturelles Hauts-de-France, au titre de l’aide aux compagnies conventionnées et est aidée au programme d’activités des équipes artistiques par la Région Hauts-de-France.Le spectacle Corps Premiers est labellisé par Paris 2024 dans le cadre de l’Olympiade Culturelle.Durée 1h35
7 et 8 novembre 2023
Création à la Maison de la Culture d’Amiens, Pôle européen de création et de production14 et 15 novembre 2023
Tandem – Scène nationale, Arrasdu 9 au 12 février 2024
Le phénix – scène nationale pôle européen de créations, Valenciennes13 et 14 février 2024
Le Bateau Feu, Dunkerque16 février 2024
Le Vivat – Scène conventionnée d’intérêt national art et création, Armentières23 et 24 février 2024
Lieux Culturels Pluridisciplinaires, Lilledu 16 au 19 avril 2024
Comédie, Centre dramatique national, Reimsdu 22 au 24 avril 2024
Echangeur Bagnolet
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