Après Le Misanthrope et Hamlet, le collectif Kobal’t s’empare avec brio et finesse du chef-d’œuvre en eaux troubles de Koltès, où les êtres solitaires s’entredévorent à défaut de se comprendre.
D’abord, la lumière, puissante, violente, aveuglante, de celles qui tentent de percer les Hommes à jour ; et puis, les gardes, ces fameux gardes, énigmatiques, fantomatiques, omniprésents, qui, sur le plateau de la MAC Créteil, prennent la forme de spectateurs, répartis là, tout autour d’un carré de terre battue, tels les prochains témoins du Combat de nègre et de chiens qui se prépare. Conçu par Christian Tirole, ce dispositif trifrontal – loin de la bretelle d’autoroute qu’avaient imaginée Patrice Chéreau et Richard Peduzzi en leur temps – traduit parfaitement l’enfermement dont est victime le quatuor qui ne tarde pas à paraître, ce confinement qui transforme une enclave surprotégée en cloaque mortifère, symbole de la dégénérescence ultime d’un monde recroquevillé sur lui-même. « Combat de nègre et de chiens ne parle pas, en tous cas, de l’Afrique et des Noirs – je ne suis pas un auteur africain –, elle ne raconte ni le néocolonalisme ni la question raciale. Elle n’émet certainement aucun avis. Elle parle simplement d’un lieu du monde », écrivait d’ailleurs Koltès, avant d’ajouter : « Ma pièce parle peut-être un peu de la France et des Blancs : une chose vue de loin, déplacée, devient parfois plus déchiffrable. »
Ces trois « Blancs », ce sont Horn, Cal et Léone, trois individus pour autant de solitudes. Chef de chantier d’une entreprise de travaux publics installée en Afrique, le premier est surpris un soir, au crépuscule, par la visite d’Alboury, un homme venu réclamer le corps de son frère récemment victime d’un accident du travail. Ce corps, Horn lui promet sans barguigner, même s’il sait qu’il lui sera difficile de tenir parole tant la réalité diffère de la version officielle. L’ouvrier n’est décédé ni des suites d’« une malheureuse chute », ni à cause d’« un malheureux camion qui roulait à toute allure », mais a été froidement abattu par Cal, l’un des ingénieurs qui officie sur le chantier. Violent, ravagé par son racisme crasse, le meurtrier a voulu se débarrasser de la dépouille, à la décharge d’abord, dans l’eau du lac ensuite, dans les égouts pour finir, jusqu’à ne plus être capable d’en retrouver la trace. Sous les regards de Léone, sa future femme qui vient de le rejoindre, et d’Alboury, de moins en moins crédule quant au sort de son frère, Horn va tenter de trouver une solution pour sortir du guêpier qui menace de l’engloutir tout entier.
Sur la scène devenue ring, les vingt pas de deux qui se succèdent forment alors une danse macabre où les personnages, s’ils se parlent, ne s’écoutent jamais réellement. Entre eux, existent de multiples frontières, raciales, culturelles, générationnelles, de genre, que les uns et les autres, enfermés à double tour dans leur extrême solitude, ne réussissent jamais à franchir. Expressions des différentes facettes de la domination raciale – le vieux paternaliste, le raciste dangereux, la femme blanche qui fétichise l’homme noir –, Horn, Cal et Léone incarnent aussi l’impossibilité d’être ensemble, de vivre ensemble, au-delà de rapports de forces malsains – la soif d’argent et de reconnaissance, la frustration sexuelle, la haine de l’autre – qui corrompent les relations et ne peuvent qu’entraîner vers l’abîme. Magnifiquement et subtilement révélé par Koltès, cet isolement cruel l’est tout autant par Mathieu Boisliveau. A ceci près que, armé d’un point de vue sans doute moins sombre que celui de certains, tel Michael Thalheimer, le metteur en scène de Kobal’t ne cherche jamais à se repaître de la noirceur naturelle de Combat, ni à en accentuer la dureté en faisant, par exemple, claquer certaines répliques, parfois à la limite du supportable.
À partir de la langue si particulière de Koltès qu’il a, avec l’aide de Clément Camar-Mercier, visiblement étudiée et malaxée jusqu’à en trouver la clef, l’artiste a plutôt créé un écrin où, si tout résonne avec le plus d’intensité et de précision possible, rien ne paraît jamais totalement perdu. Sous sa houlette, le club des quatre est moins une bande de salopards qu’un quatuor d’êtres désespérés, qui voudraient réussir à s’unir – par un mariage, un passage de témoin professionnel, un signe d’apaisement envers la communauté locale –, mais n’y parviennent jamais vraiment. Portés par une mise sous tension progressive, très progressive, dans l’utilisation des lumières, signées Claire Gondrexon, comme dans celle du son, lourd, sourd, grondant, Chloé Chevalier, Pierre-Stefan Montagnier, Denis Mpunga et Thibault Perrenoud révèlent, chacun à leur endroit et avec brio, les fêlures humaines respectives de Léone, Horn, Alboury et Cal ; tant et si bien qu’ils se transforment, peu à peu et malgré leurs discours aux relents putrides, en individus paradoxalement sensibles. Comme si, au terme de cette nuit noire si chère à Koltès, Mathieu Boisliveau avait vu la possibilité d’une aube nouvelle, l’espoir d’une humanité régénérée.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Combat de nègre et de chiens
Texte Bernard-Marie Koltès
Mise en scène Mathieu Boisliveau
Avec Chloé Chevalier, Pierre-Stefan Montagnier, Denis Mpunga, Thibault Perrenoud
Collaboration artistique Thibault Perrenoud, Guillaume Motte
Assistant à la mise en scène Guillaume Motte
Dramaturgie Clément Camar-Mercier
Scénographie Christian Tirole
Lumières Claire Gondrexon
Costumes Laure MahéoProduction Kobal’t
Coproduction Théâtre de la Bastille – Paris ; La MAC – scène nationale de Créteil ; Le Quartz – scène nationale de Brest ; Théâtre des Célestins – Lyon ; La Halle aux Grains – scène nationale de Blois ; L’ACB – scène nationale de Bar-le-Duc ; Théâtre Sorano – scène conventionnée, Toulouse
Avec l’aide à la création de la DRAC Île-de-France
Avec le soutien du département du Val-de-Marne, de la Région Île-de-France, de la compagnie Italienne avec Orchestre – J.F Sivadier, du Nouveau Théâtre de Montreuil – Centre dramatique nationale et Ecurey Pôles d’avenir – Centre culturelDurée : 2h
Tournée 2022/2023
12 au 14 octobre au Quartz – Scène nationale de Brest
08 novembre au 02 décembre au Théâtre de la Bastille – Paris
27 et 28 mars à la Halle aux Grains – Scène nationale de Blois
25 au 29 avril aux Théâtres des Célestins – Lyon
04 et 05 mai à la MCB – Scène nationale de Bourges
09 au 11 mai au Théâtre Sorano, scène conventionnée [Toulouse]
mardi 16 mai à l’ACB – Scène nationale de Bar-le-Duc
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