Avec Citadelle, la compagnie ZONE – poème codirigée par Mélodie Lasselin et Simon Capelle ouvre un triptyque explorant la question de la justice sur le territoire des Hauts-de-France. Par un protocole documentaire sobre et méticuleux, ils s’emparent de l’affaire des noyés de la Deûle survenue à Lille en 2010-2011. Et leur offrent colère et désir de réparation.
« Est-ce qu’il y a des personnes d’extrême droite dans la salle ? ». Dans bien d’autres spectacles, dans la bouche de bien d’autres comédiens, cette phrase aurait renforcé la connivence de l’entre-soi théâtral au lieu d’y immiscer une gêne, ou du moins d’interroger la nature véritable d’un pareil public. Telle qu’elle est prononcée en ouverture de Citadelle par le comédien et musicien du spectacle – pour des questions de sécurité, il préfère rester anonyme –, cette question fait au contraire l’effet d’une légère lézarde, non seulement au sein de l’assemblée présente ce soir-là, pour cette représentation, mais du fait théâtral dans son ensemble. Sans doute le ton particulier, le mélange de douceur et d’inquiétude, qu’emploie l’acteur en parcourant la salle des yeux et en échangeant des regards avec celles et ceux qui l’occupent, dit-il quelque chose de tout ce qui occupait dans la version initiale du texte la place de la question liminale. Dans la version publiée par les éditions lilloises L’Onde Editoriale, le monologue du comédien est en effet beaucoup plus long et nettement plus explicite quant à l’origine du triptyque Zône Deûle, mené par Mélodie Lasselin et Simon Capelle avec leur compagnie ZONE – poème, dont Citadelle est le premier volet. Dans ce seuil, où l’on devine que se mêlent les mots et les idées de Simon Capelle et ceux du comédien qu’il a très tôt contacté pour sa pièce, l’extrême droitisation de la société française, et en particulier celle de la métropole lilloise, est décrite d’un point de vue très situé : celui d’un jeune homme étant né et ayant grandi à Lille à la fin des années 1980, et ayant donc arpenté les mêmes rues, fréquenté les mêmes bars que les cinq « noyés de la Deûle ».
C’est cette « affaire » qui remonte à 2010-2011 qu’exhume ZONE – poème dans la première partie de son vaste projet théâtral explorant la question de la justice sur le territoire des Hauts-de-France. L’ouvrage cité plus tôt donne la mesure du travail littéraire réalisé par Simon Capelle, ainsi que l’effort de réduction, de resserrement à l’essentiel effectué au moment du passage au plateau. L’acteur n’a guère besoin ici de déplier par les mots le regard sombre et cynique que l’on découvre au début du texte publié, où Lille est présentée comme « une petite ville de province / avec une mentalité de roi du monde », habitée par des personnes dont « la plus grande fierté c’est une braderie / où ils font des tas de moules / des fêtes culturelles où défilent des géants / en papier mâché / des carnavals où tout le monde se bourre la gueule ». Il suffit au comédien de raconter brièvement un rêve de noyade et de monde à l’envers, puis de décliner (partiellement) son identité, pour que l’on saisisse vite le principal et que cela fasse effet. Cet homme qui nous parle, comprend-on, ce garçon qui nous interprètera plus tard quelques-uns de ses morceaux et qui dansera aussi avec Simon Capelle et Mélodie Lasselin, aurait pu rejoindre dans l’eau de la Deûle les cinq personnes qui y ont été retrouvées mortes. Ses paroles, ses gestes, sont ceux d’un rescapé.
La force du protocole proche du rituel qu’exécute l’interprète dans Citadelle tient pour beaucoup à ce statut de survivant, grâce auquel le spectacle entretient une relation extrêmement étroite avec le réel tragique qu’il s’attache à décrire. Ou plutôt à reconstituer, car les enquêtes policières se sont arrêtées avant la résolution des cas, et les ouvrages consacrés à l’« affaire » par les journalistes Gilles Durand et Thomas Statius n’épuisent pas les nombreux mystères que recèle chacun des cinq décès. On pense à La Reprise – Histoire(s) du théâtre (I) de Milo Rau. Comme dans ce spectacle consacré au meurtre d’Ihsane Jarfi à Liège en 2012, les assassinats lillois – au moins une partie d’entre eux – ont un caractère homophobe, parfois également raciste. Les deux pièces ont aussi en commun de faire du traitement du crime, de la violence au théâtre l’occasion de placer celui-ci face à ses limites et d’en interroger les possibles. Face à l’insoutenable toutefois, l’équipe de ZONE – poème choisit un positionnement très différent de celui du metteur en scène suisse. Là où ce dernier décidait d’approcher un maximum son geste de celui du criminel, Simon Capelle et Mélodie Lasselin s’en détournent le plus possible. Présents sur scène avec leur comédien, le plus souvent assis derrière une table à cour, les deux co-fondateurs de la compagnie dressent au contraire Citadelle non comme un rempart contre la violence, mais comme un réseau de liens et d’informations qui viennent combler l’oubli quasi total dans lequel sont tombées les victimes. Présentées les unes après les autres par le comédien, qui se saisit à chaque fois pour cela très méthodiquement de l’un des dossiers rangés dans une boîte, ces dernières se voient offrir au théâtre un tombeau particulièrement vivant.
En se situant au bord du théâtre pour raconter les dernières soirées festives de John Ani, Toma Ducroo, Jean Mériadec Le Tarnec, Lloyd Andrieu et Hervé Rybarczyk, dont Mélodie Lasselin retrace en direct les parcours nocturnes grâce à des cartes projetées sur un simple tissu tendu en fond de scène, elle et ses deux complices créent un espace plein des vides nécessaires à tout deuil. En intégrant à ces reconstitutions des éléments plus personnels, comme leurs échanges avec certains membres des familles des disparus ainsi que des moments de danse – notamment pour satisfaire à la demande de Julie, la sœur de Toma, qui souhaitait que « le spectacle ne soit pas qu’une tragédie, mais qu’il y ait aussi de la joie » –, les artistes occupent certains des espaces qu’ils créent au sein de leur pièce et laissent les autres libres. Les spectateurs ne sont ainsi pas vainement invités à participer. C’est avec sincérité qu’on leur propose de venir compléter les histoires à trous qui leur sont livrées. Le trio convoque ainsi la société civile et pose le théâtre comme l’un de ses rouages, ce qui peut paraître évident, mais qui dans le paysage théâtral actuel est très peu le cas. C’est seulement lorsque Citadelle en a fini avec les victimes que s’impose aux artistes la nécessité d’exposer la présence de l’ultra-droite à Lille, dont le bar La Citadelle, situé en plein centre-ville, est l’un des cœurs battants. Au Théâtre du Nord où nous avons découvert le spectacle, ce fort ancrage local de la compagnie, avec les risques qu’il implique – notamment pour l’acteur, qui raconte en fin de parcours avoir été lui-même victime d’une agression par l’un des groupes de skinheads impliqués dans l’« affaire » –, était particulièrement sensible.
À l’heure où les productions présentées dans les Centres dramatiques nationaux sont majoritairement faites pour tourner dans ce réseau, où l’ancrage géographique des spectacles est donc rare, ce parti-pris est des plus audacieux. Simon Capelle et Mélodie Lasselin ont auparavant beaucoup travaillé en Europe, pour interroger la place qu’y occupe l’étranger (Barbare) ou l’alternance des conflits (à travers le triptyque Ennemi). Décider d’investiguer sur leur lieu de vie, sur les violences vites étouffées qui y ont cours, est de la part de ces artistes une chose courageuse dont ils assument pleinement les conséquences, dans le fond autant que dans la forme. En se concentrant sur un cas précis de « tragédie du quotidien », ils ont raison de penser qu’ils touchent à un phénomène plus général. C’est encore à hauteur de Deûle qu’ils poursuivront leur triptyque. Dans le projet participatif Reconstitution, ils mettront en scène un entretien réalisé par Simon Capelle avec le responsable de la mort d’un étudiant en 2009. Avec Champ de Mars, enfin, ils emprunteront le chemin de la fiction pour questionner la violence subie par les femmes et la possibilité de rejeter un rapport identitaire et patriotique à nos lieux de vie. Assurément, ZONE – poème y reposera, sous d’autres formes, sa question : « Est-ce qu’il y a des personnes d’extrême droite dans la salle ? ».
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Citadelle
Texte Simon Capelle
Conception et mise en scène Simon Capelle, Mélodie Lasselin
Scénographie Emma Depoid
Lumières Caroline Carliez
Régie vidéo Mélodie Lasselin
Régie son Romain Crivellari
Dispositif Simon Capelle, Quentin Conrate, Emma Depoid, Mélodie Lasselin, duo ORAN (Morgane Clerc, Flo·re)
Conception plastique duo ORAN (Morgane Clerc, Flo·re)Production ZONE -poème-
Coproduction Le Manège – Scène Nationale, Maubeuge ; Phénix – Scène Nationale, Valenciennes – Pôle européen de création ; Programme Interreg EMERGE 2024-2028
Partenaires Théâtre du Rond-Point ; Direction Culture – Université de Lille ; Lieux Culturels Pluridisciplinaires de la Ville de Lille ; L’Oiseau-Mouche ; Théâtre de la Verrière ; Revue Frictions ; L’Onde Théâtrale
Avec le soutien du Ministère de la Culture – DRAC Hauts-de-France et de la Région Hauts-de-FranceDurée : 1h30
Théâtre du Nord – CDN Lille Tourcoing Hauts-de-France
du 9 au 13 décembre 2025L’Antre-2, Université de Lille
les 7 et 8 janvier 2026Le Manège, Scène nationale de Maubeuge, dans le cadre du festival Cabaret de curiosités
le 3 marsEspace Michel Simon, Noisy-le-Grand
le 5 mai


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