Après Le Iench, Éva Doumbia poursuit sa fresque familiale avec un deuxième volet consacré à la mémoire des régiments de tirailleurs de la Seconde Guerre mondiale. Une enquête où le didactisme amenuit l’impact du récit, mais qui n’en reste pas moins sensible et réparatrice.
Après avoir longtemps porté les voix des autres – celles de Dieudonné Niangouna et d’Aristide Tarnagda notamment, mais aussi de Toni Morrison ou de Maryse Condé –, Éva Doumbia met désormais en scène ses propres textes et bâtit, pierre par pierre, une grande fresque familiale et mémorielle. Dans Chasselay et autres massacres, on retrouve ainsi certains personnages déjà présents dans Le Iench qui, en 2019, évoquait les violences policières. Une filiation qui se poursuit dans Le camp Philip Morris, publié chez Actes Sud, qui se penche sur le destin des soldats noirs américains pendant la Seconde Guerre mondiale. Une histoire de la violence et, partout, la volonté de combler, un peu, les lacunes mémorielles béantes. Un travail entamé de longue date, tout au long de la carrière de l’artiste, au sein de sa troupe La Part du Pauvre/Nana Triban et à travers le collectif « Décoloniser les arts » qu’Éva Doumbia a fondé en 2015 dans l’espoir de promouvoir une meilleure représentation au plateau.
Trajectoire d’un racisme conjugué au passé comme au présent, il s’agit ici de se pencher sur le destin de ces régiments de tirailleurs laissés pour compte sur les fronts les plus dangereux lors de la débâcle de 1940. Sur le plateau, seize tombes nous accueillent, seize sépultures sans nom faites de terre ocre. Nous sommes dans un « tata », un cimetière construit à la manière des enceintes sacrées sahéliennes, mais un cimetière installé du mauvais côté de la Méditerranée : nous sommes à Chasselay, un petit village au nord de Lyon qui accueille ce lieu de sépulture bâti par des civils et entretenu par des associations locales, loin des commémorations officielles. C’est ici que sont enterrés 188 tirailleurs. Un lieu qui tente de préserver la mémoire du 20 juin 1940 où des soldats originaires d’Afrique de l’Ouest ont été froidement massacrés par l’armée allemande après la prise du village, tandis que les soldats français blancs étaient, eux, emprisonnés à Lyon. Deux jours durant, les Allemands vont traquer ces soldats issus des colonies que les habitants cachent et soignent. Dernier épisode d’une série d’exactions commises contre les tirailleurs africains, considérés comme « la honte noire » par le régime nazi, pendant la campagne de France.
Ces tombes ocre ne vont jamais quitter le plateau, tandis que s’enchaînent les allers-retours entre un présent pris en charge par une autrice-enquêtrice-poétesse, qui détaille ses recherches, tente de retrouver des noms, des dates, des archives, et ce fameux été 1940 où la vie s’organise entre le régiment français et les civils, empreint de la curiosité benoîte des habitants qui, pour certains, n’ont jamais vu d’homme noir de leur vie, et les fantasmes coloniaux d’un capitaine qui rêve d’une Afrique de carte postale. Des scènes de vie qui permettent aussi, au passage, de réhabiliter des figures historiques de femmes du village, dont le courage a été souligné, mais les histoires un peu oubliées : celles de sœur Clotilde, qui a défié l’ennemi jusque dans son couvent, et d’Henriette Morin, pharmacienne du village qui s’est improvisée infirmière et n’a jamais quitté le front pour rester auprès des blessés. Mais tandis que la lumière pastel décroît, que la menace se rapproche, que la kora (Lamine Soumano) et le piano (Lionel Elian) se font plus menaçants, les méfiances s’exacerbent et les soupçons mènent aux délations.
Entre récits de combats et archives vidéoprojetées, l’idée est de redonner une existence à ces tombes anonymes, à ces femmes de l’ombre, mais aussi, à travers le personnage d’Abdoulaye, aux stérilisations forcées des métis afro-allemands, descendants des unions de soldats des troupes coloniales françaises lors de l’occupation de la Rhénanie après la Première Guerre mondiale. C’est une plongée dans ces jours sanglants visuellement réussie, et qui, une fois allégée de quelques lenteurs et rééquilibrée d’un jeu encore trop inégal au soir de la première, gagnera sûrement en efficacité. Si la perméabilité entre le passé et le présent permet, à juste titre, de rappeler la permanence de la violence, la persistance des manquements mémoriels, les approximations, voire les instrumentalisations du souvenir, cette co-existence a trop souvent des allures de justification qui amenuit l’impact du récit, quitte à frôler le didactisme. En véritable passeuse décoloniale, Éva Doumbia veut tout dire, tout embrasser d’un sujet nécessaire, mais vaste. Il n’en reste pas moins que Chasselay et autres massacres est une proposition qui instruit et qui répare, lumineuse malgré l’horreur.
Fanny Imbert – www.sceneweb.fr
Chasselay et autres massacres
Texte et mise en scène Éva Doumbia
Avec Lyly Chartiez-Mignauw, Simon Decobert, Mata Gabin, Clémentine Ménard, Jocelyne Monier, Anthony Poupard, Frederico Semedo Rocha, Souleymane Sylla
Compositeurs et musiciens live Lionel Elian, Lamine Soumano
Assistanat à la mise en scène Sophie Zanone
Scénographie Aurélie Lemaignen
Décors et accessoires Heidi Folliet
Costumes Laurianne Scimemi
Lumières Stéphane Babi Aubert
Son Cédric Moglia
Vidéo Sandrine Reisdorffer
Régie générale et plateau Loïc Jouanjan
Régie lumière Yannick BrissetProduction La Part du Pauvre/Nana Triban
Coproduction Théâtre du Nord, CDN Lille Tourcoing-Hauts de France ; Le Volcan – Scène Nationale du Havre ; Théâtre Public de Montreuil
Avec le soutien de l’Institut français à Paris, de la Région Normandie, de la DRAC Normandie et du Dispositif d’Insertion de l’École du Nord, financé par le Ministère de la Culture et la Région Hauts-de-France.La Compagnie La Part du Pauvre/Nana Triban est subventionnée par la DRAC Normandie, le Département de Seine-Maritime et la Ville d’Elbeuf.
Durée : 2h30
Théâtre du Nord, L’Idéal, Tourcoing
du 8 au 11 octobre 2024Le Volcan, Scène nationale du Havre
les 22 au 23 janvier 2025
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