Durant trois jours, du 27 au 29 septembre, la Cité des papes a accueilli la 7e édition du festival « C’est pas du luxe ! », créé par la Fondation Abbé Pierre, La Garance – Scène nationale de Cavaillon et l’association Le Village, lieu de vie de personnes en difficulté. 600 amateurs encadrés par des artistes tels Christian Rizzo, Vania Vaneau, Didier Ruiz ou Edith Amsellem se sont produits dans des lieux emblématiques du Festival d’Avignon devant plus de 13 000 spectateurs. Un week-end salvateur et de partage.
Ils s’appellent Ibrahim, Rockia, Adama, Oumar, Amadou ou Mohamed, viennent de Guinée ou de Côte d’Ivoire. Avec Marion et Justine, bénévoles au sein de l’association Rosmerta où ces jeunes mineurs isolés sont accueillis et hébergés, ils défilent sous nos yeux, sur un podium de terre et d’herbe, à l’endroit même où Jeanne Balibar jouait sous la direction de Gwenaël Morin cet été dans Quichotte. Car la Maison Jean Vilar est partenaire du festival « C’est pas du luxe ! » et co-productrice – c’est nouveau – de ce travail artistique intitulé Les Beautés. Ailleurs dans Avignon, le théâtre des Halles débute sa saison avec des spectacles programmés lors de cette 7e édition et la Collection Lambert y consacre l’une de ses salles. « Enfin, nos projets ne sont plus présentés dans une salle en sous-sol, exagère à peine Patrick Chassignet, co-fondateur de la manifestation et salarié depuis une vingtaine d’années de la Fondation Abbé Pierre en charge du secteur Pensions de famille. Avignon est un lieu de monstration et on a été merveilleusement accueilli ». Les affiches des projets éclatent aux quatre coins de la Cité des papes, recouverte de ces encarts fluorescents à l’écriture manuscrite au pinceau signés Bonnefrite, qui collabore notamment avec le metteur en scène Sébastien Barrier.
L’aventure n’a pas toujours été installée dans cette ville. En 2012 et 2013, « C’est pas du luxe ! » se déroulait au Thor, déjà dans le Vaucluse, puis en 2015 à Apt, dans le même département, et a ensuite erré un peu, avec le sentiment de ne pas être la bienvenue, politiquement, partout. En 2018, elle s’installe à Avignon et y reste. Que la manifestation s’ancre dans la ville était d’ailleurs l’une des conditions qu’avait émises la maire (PS) Cécile Helle, comme elle l’a rappelé lors de l’inauguration ce vendredi 27 septembre. Elle a souhaité que « ce festival s’enrichisse de la présence des acteurs culturels du territoire présents tout au long de l’année ». C’est ainsi que le lancement de cette 7e édition s’est fait en fanfare avec la Chorale sauvage avignonnaise emmenée par Thomas Pitiot.
L’implication des acteurs locaux s’est tant développée que le budget du festival a doublé. Il est aujourd’hui d’un million d’euros. La Fondation Abbé Pierre y participe toujours à hauteur d’environ 500 000 euros, et d’autres partenaires se sont ajoutés : la Ville d’Avignon, Emmaüs France, des fondations privées, le fonds de dotation du Chœur à l’ouvrage… Sans compter l’accompagnement des projets tout au long de l’année dans lequel intervient notamment la Sacem. Le Festival d’Avignon, qui jusque-là apportait surtout un soutien technique et une mise à disposition de lieux – la FabricA, le Cloître Saint-Louis –, s’investira très probablement pour une co-production en 2026 qui se déroulera lors des deux festivals. Les discussions sont très avancées en ce sens.
Faire du lobbying auprès du ministère
La collaboration avec des artistes reconnus n’est pas qu’une vitrine pour attirer du monde, c’est aussi, selon Patrick Chassignet, la « garantie que le spectacle final sera suffisamment solide pour se confronter à un public. Le but n’est pas de fragiliser plus encore des personnes déjà fragiles. Il n’est pas question qu’on s’apitoie sur leur sort ». C’est aussi une façon de les faire exister autrement. « On ne parle jamais des pauvres sous ce regard-là. On en parle pendant les périodes de grand froid avec une réponse urgentiste ou humanitaire – mettre à l’abri, donner à manger –, mais on n’évoque jamais ces questions de transformation, d’évolution. Le but du festival est aussi de changer le regard des personnes insérées dans la société sur les plus fragiles. »
Donner à voir et à entendre des savoirs qui ne s’apprennent pas forcément à l’école était aussi l’intention de Didier Ruiz quand il a monté, en 2012, Le Grand Bazar des Savoirs. Cette cinquième déclinaison du projet est la troisième que porte Chloé Tournier. Elle l’a fait au MAIF Social Club à Paris, puis à La Garance – Scène nationale de Cavaillon qu’elle dirige, et qui s’impose comme l’un des trois piliers fondateurs de « C’est pas du luxe ! ». Lors des récentes Journées du patrimoine à Cavaillon, puis dans l’église des Célestins à Avignon, cinquante personnes du territoire du Vaucluse, rejointes par vingt autres venues d’Île-de-France, ont donné, face à trois personnes, des mini-conférences sur leurs sujets de prédilection, à propos desquels ils et elles sont intarissables. Recrutés par les canaux de communication du théâtre et les petites annonces, ces passionnés ont été pilotés pendant une heure par Didier Ruiz, avant de faire un entraînement d’une autre heure ensemble. Cartomancienne, spéléologue de grotte, artisane d’art, créatrice de bijoux, archéographe… Ils et elles se sont prêtés au jeu et cela « offre une photographie du territoire à travers ses habitants, estime Chloé Tournier. Le patrimoine est relié au bâti, de plus en plus à la nature, et maintenant à la question des savoirs oraux ».
Au-delà de ce projet précis, financer Le Grand Bazar des Savoirs est aussi une manière de faire du lobbying auprès du ministère de la Culture – présent sur le festival via la Délégation générale à la transmission, aux territoires et à la démocratie culturelle (DG2TDC) – car, disent de concert Chloé Tournier et Patrick Chassignet, « dans le budget de l’État, il y a des lignes de crédits pour des projets entre culture et santé (projets en hôpitaux), entre culture et justice (projets en prison), mais aucun financement public n’est fléché pour faire le lien entre la culture et le champ de la grande précarité ». Peut-être en 2025… D’autres lieux labellisés y contribuent comme la Scène nationale d’Alès qui propose un rebond du festival du 8 au 10 octobre.
L’ombre d’Armand Gatti
En attendant, des artistes tels Christian Rizzo, Julie Guibert et Vania Vaneau ont investi une salle de la Collection Lambert avec des résidents des pensions de famille Gestare de Montpellier et Lumière et vie de Nîmes. C’est leur Grand tour, une sorte d’enquête conduite dans les rues et les lieux d’art de Bruxelles, Athènes et Barcelone d’où ils ont ramené des objets et photos qui s’exposent non loin des œuvres de Sol LeWitt et Anselm Kiefer. D’autres productions sensibles, menées dans d’autres parcours de travail, ont été exposées dans les étages du Cloître Saint-Louis. « Sur un plateau, tout le monde a les mêmes règles, travailleurs sociaux comme personnes en difficulté, ça crée un équilibre », note par ailleurs Patrick Chassignet. Car pour certains, comme un jeune homme placé en famille d’accueil dès son treizième mois le rappelle dans le podcast diffusé dans la Maison Jean Vilar, le lien au travailleur social commence extrêmement jeune, alors « la pratique amateur d’une activité artistique avec les accompagnants peut permettre de renouer avec eux, de recréer une relation qui permet de progresser, et sans doute aussi d’accéder ensuite à un logement. Bien sûr, ça ne régularise pas des sans-papiers, mais ça donne une énergie pour tenter de faire bouger un peu sa situation ».
Impossible de ne pas penser à la démarche d’Armand Gatti durant ce festival. « Ce qui importe avant tout au théâtre, c’est une attitude devant la vie. Il ne s’agit pas simplement d’être acteur, mais d’être homme. Parce qu’un spectacle ne passe que quand il y a acte de foi. Alors l’idéal serait d’avoir des gens qui se forment dans un même creuset », disait le reporter, écrivain et metteur en scène dans un entretien avec Jean-Louis Chambon en 1967, cité par Olivier Neveux dans son récent ouvrage Armand Gatti, théâtre-utopie (Libertalia, 2024) consacré à cet homme qui n’a cessé de travailler avec des « loulous », des « stagiaires » chômeurs de longue durée, des sans domicile fixe, des petits délinquants ou des toxicomanes.
Alors, si la culture n’est pas un besoin vital, si elle n’est pas en première ligne lors des crises comme celle du Covid, elle « soigne un peu le corps, mais surtout l’âme », constate Patrick Chassignet. Pour cela, bien que prise dans la tourmente depuis cet été à la suite des révélations sur les agressions sexuelles commises par l’Abbé Pierre, la Fondation est plus que jamais au travail sans éluder « ce moment difficile que nous vivons du fait des graves agissements de l’Abbé Pierre que nous avons récemment découverts et révélés », a clairement exprimé son délégué général Christophe Robert en ouverture de festival. « Ces témoignages ont provoqué un véritable électrochoc, mêlé de stupéfaction et de colère, mais notre combat pour un monde plus juste et solidaire continue. Il a toujours été porté par des dizaines de milliers de personnes, bénévoles, salariés, compagnons, donateurs, partenaires, sympathisants, militants », a-t-il poursuivi. « Il y a toujours un vrai soutien de nos partenaires, tout le monde fait le distinguo entre les actes commis par l’Abbé Pierre et le travail mené », affirme de son côté Patrick Chassignet. Quant au changement de nom, il se fera, mais le calendrier administratif dépend du ministère de l’Intérieur car la fondation est reconnue d’utilité publique.
Nadja Pobel – www.sceneweb.fr
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