Pour sa première création en tant que directrice du Théâtre de la Manufacture de Nancy, la metteuse en scène s’empare de Così è (si vi pare) de Luigi Pirandello, et pousse les feux de sa diabolique mécanique tragi-comique afin de la porter jusqu’à nous.
Pour Julia Vidit, C’est comme ça (si vous voulez) a la saveur de ces « spectacles-tournant », de ceux qui signent, à la fois, le début et la fin d’un cycle. Début de son cheminement artistique en tant que patronne du Théâtre de la Manufacture de Nancy, qu’elle dirige depuis un peu plus d’un an ; fin de ce face-à-face, conduit, ces dernières années, pièce après pièce, avec la mise en crise de la vérité au théâtre. Après Ivan Viripaev (Illusions), Corneille (Le Menteur) et Branimir Sčepanovič (La Bouche Pleine de Terre), qui mieux que Luigi Pirandello aurait pu clore ce pas de deux avec les faux-semblants, ce jeu dangereux avec l’insaisissable frontière entre le vrai et le faux dont le dramaturge italien n’a cessé de se délecter, jusqu’à ouvrir un abîme de folie, matinée d’une certaine cruauté ? Plutôt qu’à ses célèbres textes métathéâtraux (Six personnages en quête d’auteur, Les Géants de la Montagne), Julia Vidit s’est intéressée au Pirandello « des débuts », à celui qui, avec Così è (si vi pare) – connue en France sous le titre, maladroitement traduit, Chacun sa vérité –, pose les bases de son infernale mécanique tragi-comique qui trouvera, sans doute, son accomplissement le plus terrifiant avec Comme tu me veux, tout récemment – et brillamment – montée par Stéphane Braunschweig au Théâtre de l’Odéon.
Ici, il n’est pas question du Berlin des années 1920, mais d’une petite ville du nord de l’Italie où une famille a trouvé refuge après le terrible séisme des Abruzzes au cours duquel elle a tout perdu. L’arrivée de ce fonctionnaire, Monsieur Ponza, accompagné de sa femme et de sa belle-mère, Madame Frola, éveille la curiosité, et bien vite les soupçons, de la communauté bourgeoise qui vit là. A en croire les observations des uns et des autres, l’homme aurait un comportement étrange avec son épouse, qu’il soustrairait volontairement à la vue de tous, à commencer par celle de sa propre mère, qui doit se contenter des visites régulières, mais en solitaire, de son beau-fils. Alors, sous les encouragements du sceptique-en-chef Laudisi qui prend un malin plaisir à exciter les esprits, tous, de Monsieur et Madame Sirelli à Dina et Agazzi, se perdent en élucubrations pour tenter d’avoir le fin mot de cette curieuse histoire. Las, lorsqu’ils parviennent à mettre sur le grill Monsieur Ponza et Madame Frola, les explications de l’un et de l’autre les plongent dans un maelström de perplexité : l’homme assure que sa belle-mère est devenue folle à la suite de la mort de sa fille, sa première épouse, et considère aujourd’hui encore sa seconde femme comme sa fille ; tandis que la vieille dame jure que son gendre n’a plus été capable de reconnaître son épouse après un séjour à l’asile, ce qui a obligé les deux femmes à organiser un second mariage. Soutenues par des arguments sensés, les deux versions semblent plausibles, mais le voisinage ne compte pas en rester là et s’échine, jusqu’à l’absurde, à exiger la vérité.
Cette impossible quête, Julia Vidit l’exfiltre du salon où Pirandello l’avait placée pour l’installer dans une cage d’escalier, comme espace de tous les croisements possibles. Dédale mental autant que labyrinthe psychologique, ce décor conçu par Thibaut Fack matérialise, tout à la fois, fort de ses créneaux, l’engrenage inéluctable dans lequel sont pris les personnages, mais aussi cette mâchoire, puissante, qui progressivement les enserre, jusqu’à les broyer totalement. Cette mâchoire, c’est celle de Pirandello lui-même, de sa cruelle mécanique qui donne l’impression à ses avatars, comme aux spectateurs, qu’ils ne cessent de progresser alors qu’ils ne font, au contraire, que s’enliser davantage, comme si le sol se dérobait sous leurs pieds à mesure qu’ils cheminaient. A chaque fois qu’une piste semble tenue, elle est immédiatement brouillée, jusqu’à l’imbroglio, qui, s’il ne manque pas de potentiel comique, est sous-tendu par une lame de fond dramatique à bien des égards, sans, pour autant, tomber dans un relativisme forcené.
D’autant que, armée de la nouvelle traduction d’Emanuela Pace et de l’adaptation de son fidèle Guillaume Cayet qui resserre l’intrigue et muscle certains rôles, Julia Vidit se plait à la rendre encore plus vertigineuse, voire monstrueuse. Dans les pas de Pirandello, la metteuse en scène amplifie, grâce à sa direction d’acteurs, l’inversion progressive des rôles. Partis chœur de bourgeois gentiment interloqués, sertis dans leurs costumes au camaïeu travaillé, face à une étrange famille drapée dans ses habits de deuil, les autochtones se meuvent progressivement en un groupe de prédateurs, avec la soif de vérité chevillée au corps et la domination sociale comme adjuvant de leur méfiance naturelle envers ces Italiens du Sud, forcément différents. Une méfiance préalable que Julia Vidit s’applique, en parallèle, à instiller dans l’esprit des spectateurs pour les faire entrer dans une danse qui, au fil du temps, ressemble de plus en plus à un jeu de massacre. En imposant à Lisa Pajon et Barthélémy Meridjen une façon de jouer aux ressorts quasi maladifs, elle fait planer sur Madame Frola et Monsieur Ponza un doute immédiat, avant que le piège, dopé à la caricature, parfois dangereuse, ne se referme, et que la monstruosité bascule dans le camp de ceux qui, à première vue, semblaient bien sous tous rapports.
Mais il y a plus. Là où, comme souvent, Pirandello se plaît à laisser, au terme du troisième acte, sa pièce en suspension, façon, pour lui, de mettre le public au supplice de l’expectative et de le forcer à faire sa part du chemin, Julia Vidit et Guillaume Cayet ont, au contraire, pris le risque de le dépasser, et de donner, au cours d’un quatrième acte spécialement écrit pour l’occasion, une réponse à l’énigme que le dramaturge s’était amusé à poser sans la résoudre. Tentative de connexion avec notre monde, manière, sans les nommer, d’éprouver les concepts de post-vérité et de fake news, mais aussi de lier cette pulsion de vérité absolue, réclamée par une foule furieuse, à la naissance du fascisme, ce prolongement pousse les feux et clôt l’action, en ne lésinant sur aucun gimmick contemporain. Si elle prouve la pleine maîtrise dramaturgique de Guillaume Cayet, qui évite tout saut d’écriture par rapport à celle de Pirandello, cette tentative de jouer les prolongations a malheureusement, à l’épreuve du plateau, un côté un peu démonstratif et superfétatoire, qui surligne, plutôt qu’elle ne révèle, les enjeux du texte originel, et enferme le spectateur dans une vision, au lieu de le laisser seul avec son libre-arbitre. Reste qu’il en faudrait bien plus, au vu du haut degré de fidélité à Pirandello de cette audacieuse initiative, pour entacher une adaptation qui, de bout en bout, a le courage de porter le doute en étendard.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
C’est comme ça (si vous voulez)
Comédie d’après Così è (si vi pare) de Luigi Pirandello
Nouvelle traduction Emanuela Pace
Adaptation et écriture Guillaume Cayet
Mise en scène Julia Vidit
Avec Marie-Sohna Condé, Erwan Daouphars, Philippe Frécon, Étienne Guillot, Adil Laboudi, Olivia Mabounga, Véronique Mangenot, Barthélémy Meridjen, Lisa Pajon
Dramaturgie Guillaume Cayet
Scénographie Thibaut Fack
Lumière Thomas Cottereau
Création son Bernard Valléry
Costumes Valérie Ranchoux-Carta assistée par Rose-Catherine Mariani, Alix Descieux, Ophélie Reiller et Jennifer Ball
Perruques et maquillages Catherine Saint-Sever
Accessoires Antonin Bouvret
Assistanat à la mise en scène Maryse EstierProduction Théâtre de la Manufacture – CDN Nancy Lorraine
Coproduction NEST – CDN Transfrontalier de Thionville Grand-Est, Le Trident – Scène Nationale de Cherbourg, Théâtre des Bergeries-Noisy-le-Sec, Escher Theater
Avec le soutien du Fonds d’Insertion pour Jeunes Comédiens de l’ESAD (École supérieur d’art dramatique de Paris Pôle supérieur de Paris Boulogne-Billancourt) et du PSPBB (Pôle supérieur de Paris Boulogne-Billancourt), du dispositif d’insertion professionnelle de l’ENSATT, de la MC93 – Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis et du Théâtre de la Tempête. En collaboration et avec le soutien de l’Institut Culturel Italien de Strasbourg et de ParisDurée : 2h20
Théâtre de la Manufacture – CDN Nancy Lorraine
du 10 au 13 octobre 2023
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