À Théâtre Ouvert, le spectacle-performance orchestré par Céleste Germe autour du texte de Marine Chartrain se révèle aussi radical que captivant. Porté avec une intensité remarquable par Maëlys Ricordeau, il prouve que la jeune autrice est désormais de celles avec qui il faut compter.
D’abord, un double cadre, suffisamment marqué et puissant pour structurer le regard. Un cadre scénique, d’une part, conçu, sous la houlette de Céleste Germe, par James Brandily et Sébastien Lefèvre, avec une table en plexiglas, un micro de surface, une console de mixage, quelques feuilles, quasiment indiscernables, disposées en tas, et surtout une pénombre, lourde, sourde, presque angoissante, bientôt perturbée par un faisceau lumineux qui révèle autant qu’il éblouit ; un cadre textuel, d’autre part, posé par Marine Chartrain, comme on baliserait le chemin : « Zone périurbaine. / Nuit d’été. Lumière de ville bleutée. Lumière vacillante. / […] Plus loin. Là. Grillage défoncé des terrains de tennis. / Encore plus loin. Là. Abribus JCDECAUX. Affiche publicitaire QUICK À CINQ MINUTES. […] / Panneau AUTRES DIRECTIONS. […] / Route départementale. Rond-point fleuri. TOUTES DIRECTIONS. Encore la route départementale. / Puis. Usine désaffectée. / Puis. Terrain vague. Une maison à l’abandon à côté. / Un chien errant aboie le long de la route départementale. / Là. Lisière de ville. / Là. Une forêt. / Là. Lisière du monde. » Finement chevillés, devenus presque consubstantiels l’un de l’autre, ces deux éléments se combinent pour donner naissance à une ambiance qui, dès les premières secondes, se révèle captivante, dans son étrangeté, dans son mystère, dans ce qu’elle a, tout à la fois, de pleinement ancrée dans le réel et d’intensément nébuleuse, à la manière d’un brouillard dans lequel il faut se résoudre à pénétrer.
« Un parking désert. Devant le parking vide : le Pacha Club. » Ainsi se termine le préambule de Lac artificiel ; et ainsi commence le périple de Laura et Salomé. En ce samedi soir d’été, les deux adolescentes ont décidé de sortir pour aller danser, mais Salomé apparaît dans un état second, emprisonnée dans la réminiscence de souvenirs conjugués, venus de l’enfance et d’une autre soirée, obsédée par cette vodka pomme qui n’en finit pas de « tomber » et par ces mains qui appartiennent à sa mère autant qu’à un certain Lucas, dont elle dit « reconnaître l’ambiguïté ». Causée par un (nouveau) trop-plein d’alcool, cette bouffée délirante prend a priori fin grâce au coup de pouce de Laura, qui aide son amie à vomir et lui donne un liquide qui « se boit comme de l’eau ». Bientôt, le duo se rend compte que le parking du Pacha Club ne s’anime pas autant qu’à l’accoutumée, qu’en dépit de l’horaire avancé, ses portes restent désespérément closes, et qu’elles se sont peut-être, en définitive, trompées de jour. Malgré les réticences de son amie, qui fait preuve d’une mauvaise foi aux relents paradoxaux, Laura prend les choses en main, et décide d’appeler Lucas, « le gars du Pacha Club qui danse trop bien », pour voir s’il pourrait les sortir de là. Dans un élan brutal, Salomé arrache le téléphone de l’oreille de sa comparse, et le jette plus loin, mais Laura a eu le temps d’apprendre que le jeune homme était « au lac », et entend désormais le rejoindre. En pleine nuit, à pied, les deux adolescentes se lancent alors à travers la forêt, jusqu’à s’y perdre.
Privée de toute ponctuation, la pièce de Marine Chartrain impressionne par son sens du rythme, intensément cadencé. Comme l’autrice l’avait déjà prouvé dans Feu du Ciel, sa plume ciselée, aiguisée, ne s’embarrasse d’aucune fioriture et déploie une langue précise, concise, presque percussive et brutale, tout entière au service d’un flot qui, à la manière d’un grand huit, enchaîne les montées à pic et les descentes abruptes. Toujours sur la brèche, jamais tranquille, son texte se construit autour d’un fil rouge qu’il est aisé de suivre, mais aussi, et surtout, par une série de touches, de bribes, qu’il s’agit d’attraper au vol pour voir le récit s’en trouver augmenté, avec un flou suffisamment entretenu pour que chacune et chacun puisse en tirer ses propres conclusions. Empreint d’une bonne dose de mystère, campé dans cette zone grise entre la mémoire et le réel, Lac artificiel parvient à traduire en mots la fluidité, en théorie impalpable, des relations humaines – et en l’espèce amicales –, leur façon de se tendre et de se distendre, de voir les rapports de force qui les façonnent s’inverser, de prendre un tour parfois étouffant, de jouer avec les transferts et contre-transferts, et de se construire autant sur la base de dits que de non-dits, qui deviennent de plus en plus nombreux quand l’heure de la rupture a sonné.
Car, entre Léa et Salomé, c’est bien de dé-fusion dont il s’agit, de la fin de la croyance, souvent juvénile, que deux amis peuvent, grâce à la force des liens qui les unit, former une seule et même entité. Cette étape de la vie, aux accents éminemment douloureux, Marine Chartrain la regarde au fond des yeux, et Céleste Germe parvient, avec le fin travail scénique qu’on lui connaît, notamment au sein du collectif Das Plateau qu’elle a co-fondé avec Maëlys Ricordeau, Jacob Stambach et Jacques Albert, à lui donner une aura singulière, et amplifiée, tout en assumant sa belle théâtralité. Grâce à la fine création sonore et musicale de Jacob Stambach, qui épouse et vient perturber – tout en la complétant – la bonne marche du récit, à la manière du passé qui s’invite inopinément dans le présent, et au dispositif son et vidéo de Jérôme Tuncer, qui permet de modifier la voix de Maëlys Ricordeau, la comédienne peut incarner Léa et Salomé, et offrir encore plus de relief au jeu de miroir, voire à la gémellité, qui les rassemble, et les enferme. Avec une intensité et une aisance remarquables, elle s’appuie sur le texte de Marine Chartrain – riche en éléments d’ambiance, comme cette boue où l’on s’enlise et ces ronces où l’on se blesse – pour générer des images mentales qu’on se surprend, clair-obscur aidant, à distinguer nettement. Surtout, elle confère suffisamment d’épaisseur et de singularité à l’une et l’autre pour rendre leur dissociation inéluctable, et faire de la rupture la seule issue possible de leur ultime pas de deux.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Lac artificiel
Texte Marine Chartrain (Éditions Théâtre Ouvert | Tapuscrit)
Conception et mise en scène Céleste Germe
Conception et interprétation Maëlys Ricordeau
Création sonore J. Stambach
Dispositif son et vidéo Jérôme Tuncer
Scénographie James Brandily
Création lumière Sébastien LefèvreProduction Das Plateau ; Prémisses – Office de production artistique et solidaire pour la jeune création
Coproduction Théâtre Ouvert – Centre National des Dramaturgies Contemporaines ; La Comédie de Saint-Etienne – CDN
Soutien Association Beaumarchais – SACDDas Plateau est conventionnée par la DRAC Île-de-France et soutenue par la Région Île-de-France au titre de l’aide à la permanence artistique culturelle.
Durée : 1h20
Théâtre Ouvert, Paris
du 31 mars au 12 avril 2025
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