Expérience radicale telle qu’en occasionnent les oeuvres poétiques contemporaines, In Situ emporte le spectateur dans ce monde digne de dystopies cinématographiques qui devient de plus en plus réel. Le texte de Patrick Bouvet, porté par la comédienne Cécile Garcia Fogel et le musicien Pierre Durand, et mis en scène par Joël Jouanneau, brinquebale, fulgure par endroits, et met à mal l’attention.
Très vite, il faut accepter de se laisser embarquer. Renoncer à tout comprendre. Apprécier le hasard travaillé de collisions de mots. Ces phrases comme des boucles qui s’enroulent sur elles-mêmes et créent de nouvelles rencontres : des « ordinateurs ivres de chanvre indien », des « corps sur le flanc criblés de prières ». In Situ a été écrit par Patrick Bouvet et publié en 1999 par L’Olivier. Premier texte d’un ex-musicien de rock, il déploie une langue poétique dans le sens où elle ne s’arrête pas à l’usage ordinaire des mots. Dans le sens où elle déroute la syntaxe. Dans le sens où, musicale, rythmée, syncopée, sérielle souvent, elle se destine à l’oralité. In Situ est depuis devenu le livre de chevet de Joël Jouanneau. L’écrivain metteur en scène confie qu’il aurait aimé l’écrire et qu’il s’y replonge régulièrement. Quand la comédienne Cécile Garcia Fogel, avec qui il a déjà travaillé à maintes reprises, lui demande de sortir de sa retraite de metteur en scène dans laquelle il s’est installé pour mieux se consacrer à l’écriture, c’est donc immédiatement à ce texte qu’il songe. Lui seul vaut le coup de sortir de sa Bretagne et de remonter sur les planches.
Déjà présenté en 2023 au Théâtre de la Bastille, le spectacle s’installe cette fois aux Plateaux Sauvages, à l’initiative du Théâtre Nanterre-Amandiers. Le musicien Pierre Durand, armé de sa guitare et de ses pédales à sampler, y forme un véritable duo avec Cécile Garcia Fogel. Le visage criblé de points blancs disposés comme en échiquier, c’est un joker numérisé, binaire, une humanité électronique qui varie les atmosphères et rythme les paroles. En pantalon noir, chemise blanche, la comédienne est plus réelle. Peut-être incarne-t-elle cette femme seule, humaine errante qui parcourt un monde de non-lieux, un univers d’images, d’espaces dépeuplés, violents et surveillés qu’égrène le texte de Bouvet. « Le risque zéro, ça n’existe pas / une femme aurait traversé / les barrages / avec une arme / à / feu / dans son sac », débute In Situ.
Au programme donc, un imaginaire où résonnent les années 1990 – l’écho des images de la guerre du Golfe, comme celles de la Coupe du Monde 98 – et, en même temps, un cauchemar du monde d’aujourd’hui tel qu’il existait déjà à l’époque, sans qu’on s’en aperçoive autant. Par épisodes successifs, In Situ déploie un univers de surveillance généralisée, d’obsession terroriste, d’espaces vides et de charniers, d’humains errants et de stades de foot qui servent la société du spectacle et de la surconsommation. Dans In Situ, il y a situationnisme, et les ouvrages qui suivront de Patrick Bouvet s’attaqueront également à ce qui nous hypnotise : la mode (Canons, 2007), le cinéma à grand spectacle (Pulsion lumière, 2012) ou les stars du rock (Carte son, 2014). En attendant, In Situ fait voyager son auditeur en un espace unifié, dystopique, dans lequel l’humanité se perd en vies désincarnées. La langue de Bouvet y tord le réel et le recompose en images effrayantes qui ont anticipé, se dit-on, ce qui nous arrive aujourd’hui : dérives autoritaires, vies numérisées et déliquescence des rapports humains.
Ce voyage en apesanteur dans un imaginaire en perpétuelle recomposition n’est pas tranquille pour autant. Cécile Garcia Fogel prend parfois le texte avec un peu de distance ironique, parfois avec colère. Le fait vivre et rebondir. On peut regretter par moments qu’elle ne le maîtrise plus qu’il ne l’emporte, y imprimant un sens ou une couleur qui ne s’imposent pas forcément. Les boucles, collages, collisions et autres syncopes textuelles laissent parfois aspirer à davantage de pauses, pour respirer. Mais il ne pouvait en être autrement. C’est un train d’enfer déployant un paysage qui finit par se refermer sur lui-même que crache ce texte, avec suffisamment de fils rouges pour soutenir une attention malmenée. « Adam à la recherche / d’un corps / dans ce stade / monde / à la recherche / d’une silhouette / dans le public / d’une femme / qui veut tout / recommencer / à / zéro », achève-t-il. Une humanité à réinventer.
Eric Demey – www.sceneweb.fr
In Situ
Texte Patrick Bouvet
Avec Cécile Garcia Fogel (jeu), Pierre Durand (guitare)
Composition musicale Pierre Durand
Avec la complicité de Joël Jouanneau
Création lumière Thomas Cottereau
Création sonore Matthieu Reynaud
Régie lumière Virginie GalasProduction Théâtre Nanterre-Amandiers
Coréalisation Les Plateaux Sauvages
Avec le soutien et l’accompagnement technique des Plateaux Sauvages
Avec le soutien du Théâtre de la Bastille, du Strapontin – Pont-Scorff et du Trio…s de Inzinzac-lochrist pour leur accueil en résidenceLe texte a été édité aux Éditions de l’Olivier en 1999.
Durée : 1h15
Les Plateaux Sauvages, Paris, en partenariat avec le Théâtre Nanterre-Amandiers
du 3 au 15 mars 2025
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