Avec Cavalières, Isabelle Lafon, accompagnée de Johanna Korthals Altes, Karyll Elgrichi et Sarah Brannens, nous mène une fois de plus à la rencontre de femmes qui osent. Le grand plateau de La Colline, qu’elle occupe pour la première fois, est à la taille de l’aventure à la fois modeste et très « particulière », bizarrement utopique, de son quatuor qui met à bas les conventions pour s’inventer une façon d’être au monde, une liberté.
C’est dans un rai de lumière juste assez large pour éclairer deux corps marchant côte à côte qu’elles apparaissent. Le pas ferme, assuré, Isabelle Lafon, sa fidèle complice Johanna Korthals Altes, Karyll Elgrichi qui chemine avec elle depuis déjà un moment et Sarah Brannens, nouvelle venue dans son univers, traversent dans leur couloir éclairé toute la longueur du grand plateau de La Colline par ailleurs plongé dans une parfaite obscurité. Et les voilà en ligne en ce début de Cavalières, bien droites au bord de la scène, pile sur la crète qui les sépare du public. Elles sont debout devant nous, à quelques centimètres seulement de la vie, de son bouillonnement et de sa confusion très étrangère au théâtre et à ses conventions. Dans cette détermination muette à venir occuper un seuil, un endroit de la bascule toujours possible hors du régime dramatique, Isabelle Lafon dit beaucoup du geste qu’elle déploie depuis 2002 avec sa compagnie Les Merveilleuse. Il s’agit pour l’autrice, comédienne et metteure en scène – un terme qu’elle n’aime pas, qui la gêne comme le font bien d’autres mots qui séparent et hiérarchisent – de faire et surtout de dire ce qui ailleurs est le plus souvent impossible, étouffé. Mais cette audace, cette liberté de l’exception que donne le plateau ne va pas sans une grande fragilité, et c’est à cet endroit qu’Isabelle Lafon installe son théâtre. En plein vents contraires.
L’assurance d’Isabelle Lafon et de ses compagnes s’arrête donc une fois terminée leur entrée en scène, ou plutôt elle persiste dans ce qui peut lui sembler opposé mais qui ne l’est pas chez Les Merveilleuses. Soit leur revendication d’un tremblement, d’une incertitude dont la profondeur bouleverse d’autant plus qu’elle est rare dans notre paysage théâtral très peuplé de prétendues vérités sur le monde, sur l’existence. Si « cavalières » sont les quatre femmes qu’incarnent les comédiennes, ce n’est alors vraiment pas façon cow boy. Sur un air de la chanteuse roumaine Maria Tanase qu’elle dit avoir entendue il y a longtemps, quand elle était « petite plus grande que petite », Isabelle Lafon nous avoue d’ailleurs d’entrée de jeu ne pas avoir « peur de la sentimentalité » ni d’une « forme de sincérité ». Et, prononce-t-elle dans son flot de paroles très personnel, où les mots semblent souvent prendre de l’avance sur elle, la forçant à courir derrière pour corriger en vitesse ce qui ne lui va pas, « c’est pas parce qu’on a vécu quelque chose que cela a un intérêt quelconque pas du tout ». Pourtant, lorsqu’elle affirme immédiatement après qu’il est « incontournable de dire qu’avant d’être dans le milieu où [elle] est actuellement [elle] avait un autre métier [elle] a été un temps entraîneure de chevaux de course, de trotteurs mes petits trotteurs », on la suit sans hésiter.
Cette entraîneure passionnée mais pas sympathique et qui ne veut pas l’être que devient Isabelle Lafon le temps du spectacle, c’est Denise. De même que Johanna Korthals Altes, Karyll Elgrichi et Sarah Brannens, respectivement Saskia, Nora et Jeanne dans Cavalières, ne jouent pas tout à fait leur propre rôle – on ne peut vraiment dire non plus qu’elles en jouent un autre, du moins au sens classique auquel échappe en tous aspects le théâtre des Merveilleuses –, Isabelle Lafon n’est pas tout à fait elle-même dans cette pièce. Mais on retrouve le mélange d’inquiétude et d’impatience, d’urgence, qu’elle a mis auparavant à se faire passeuse des mots de rescapées du génocide rwandais (Igishanga), de ceux d’Anna Akmatova, de Monique Wittig et Virginia Woolf dans son triptyque Les Insoumises ou encore de Marguerite Duras dans Les Imprudents. C’est avec le même souffle court, avec la même émotion qu’elle vient en effet raconter l’histoire de Denise, Saskia, Nora et Jeanne, ou plus exactement de leur « tentative ». Car de même que Denise, Saskia et les autres ne sont pas tout à fait des personnages, ce qui les rassemble n’est pas tout à fait une histoire. Ce serait plutôt une forme d’utopie, construite selon des principes « particuliers », l’un des mots les plus récurrents de Cavalières et qui d’une occurrence à l’autre recouvre des réalités différentes mais auxquelles Isabelle Lafon évite là aussi d’appliquer les mots habituels. En particulier celui de « handicap », parce que lui aussi divise.
La grande « particulière » de l’affaire, Madeleine, a peu de risques de se faire enfermer dans une quelconque définition, dans la mesure où elle est sans cesse hors-champ. C’est pourtant cette petite fille « très lente » et aux « gestes étranges » qui est pour les quatre femmes de Cavalières au cœur d’une révolution du quotidien. Car c’est pour s’occuper d’elle que Denise, qui reconnaît encore moins d’affection pour les enfants que pour le reste de l’humanité, fait appel à trois autres femmes. La première à répondre, Saskia, est – de même que Johanna pour Isabelle, car la fiction est réelle et inversement – une amie de longue date. Les deux autres sont des inconnues, attirées par l’annonce où Denise pose des conditions dont l’incongruité est à l’image de Cavalières dans son ensemble, qui ne s’encombre ni d’usages ni de bon de sens : « 1 – Avoir un rapport au cheval. 2 – S’occuper de sa fille Madeleine. 3 – Habiter dans un appartement presque vide et y venir sans meuble », résume Nora dont on découvre plus tard qu’elle ne répond pas à toutes les conditions. De ce que ces femmes ont été avant de se retrouver ensemble, les comédiennes ne prétendent rien savoir d’autre que ce que leurs protagonistes sont prêtes à mettre en commun au service de Madeleine et les quelques bribes de leurs vies d’avant qu’elles finissent par laisser entrer dans la demeure de Denise.
Si chacune des quatre « cavalières » de la pièce existe individuellement, c’est donc avant tout par sa façon de faire groupe, de se relier aux autres pour accompagner au mieux Madeleine, selon des principes évoquant ceux du pionnier de l’éducation Fernand Deligny (1913-1996), dont la pensée nourrissait déjà Je pars sans moi. La « particularité » de Madeleine apparaît d’ailleurs davantage comme un miroir des singularités très différentes les unes des autres de Denise, Saskia, Nora et Jeanne et des comédiennes qui les ont largement nourries de leurs improvisations, que comme le moteur d’une réflexion sur le « handicap ». Dans la micro-communauté que semblent se construire devant nous ces femmes malgré ou grâce à leurs différences à la fois culturelles, sociales et professionnelles – Saskia travaille dans une entreprise de ciment au Danemark, Nora est éducatrice spécialisée pour jeunes délinquants et Jeanne travaille dans un bar –, il y a quelque chose de l’ordre du grain de sable dans l’engrenage. Car derrière le mal-être, derrière la difficulté à se conformer au monde que l’on devine chez les quatre femmes, qui communiquent davantage par lettres que par oral, on devine l’idéal de faire sinon mieux, du moins différemment. Plus doucement et dans la rencontre, surtout de qui ne nous ressemble pas.
Avec cette « tentative », ou cette « brèche », nous sommes près de Vues lumière (2019), où Isabelle Lafon imaginait l’utopie minuscule d’un atelier cinéma « sans animateur » dans un centre social. Non sans heurts ni contradictions, le petit collectif si vivant de son aller-retour constant entre le théâtre et la vie, de ses doutes permanents sur toutes choses dessine un chemin beau parce qu’il est sinueux et sans doute ne mène nulle part. Mais qui assurément tend vers une certaine profondeur, vers une manière « particulière » d’habiter le présent pour laquelle le grand plateau de La Colline s’impose. Il permet à Isabelle Lafon et ses quatre complices de creuser dans l’espace un geste qu’elles ne cessent d’approfondir, d’interroger, de biffer et redéfinir.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Cavalières
Conception et mise en scène Isabelle Lafon
Ecriture et jeu Sarah Brannens, Karyll Elgrichi, Johanna Korthals Altes, Isabelle Lafon
Lumières Laurent Schneegans
Costumes Isabelle Flosi
Assistanat à la mise en scène Jézabel d’Alexis
Administration Daniel Schémann
Avec la collaboration de Vassili Schémann
Production Les Merveilleuses
Coproduction La Colline – théâtre national
La compagnie Les Merveilleuses est conventionnée par la DRAC Ile-de-France.
Durée : 1h30La Colline – théâtre national
Du 5 au 31 mars 2024
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