Malgré le talent des comédiens-français et la qualité de leur adaptation, Camille Bernon et Simon Bourgade livrent une version basse tension de la troublante fable politique de l’auteur sud-africain, En attendant les barbares.
Les barbares de J. M. Coetzee sont des caméléons. Sans nom, sans filiation et sans ancrage territorial, ils peuvent s’adapter à toutes les époques et à moult situations, et c’est dans cet anonymat calculé qu’ils puisent l’essentiel de leur puissance et de leur universalité. Si l’écrivain sud-africain avait publié son roman, au début des années 1980, pour dénoncer les dérives coloniales et dictatoriales de son pays, et notamment du régime de l’apartheid, il pourrait tout aussi bien correspondre au temps de l’Algérie française, à la colonisation dans son ensemble, voire au monde antique – où l’idée de « barbares » trouve son origine –, à une société post-apocalyptique ou, simplement, à la nôtre, confrontée à la mal-nommée « crise des migrants ». Cette œuvre laisse alors une grande et belle liberté à ceux qui s’en emparent et offre un terrain de jeu particulièrement vaste pour que chaque lecteur, ou artiste, en fasse son propre miel.
Dans l’adaptation théâtrale qu’ils en livrent sur le plateau du Vieux-Colombier, Camille Bernon et Simon Bourgade choisissent d’ailleurs, fort justement, de conserver et d’entretenir ce flou, y compris dans leurs partis-pris purement scéniques – costumes, accessoires, décor… –, suffisamment neutres pour s’inscrire dans une pluralité de périodes. Difficile, dans ce contexte, de savoir où se situent, temporellement et spatialement, ce désert et cette ville frontalière, gouvernée paisiblement par un Magistrat sans histoires. Une quiétude qui prend fin lorsque la capitale vient à s’inquiéter d’une potentielle invasion barbare. Sur place, l’Empire central dépêche un gradé de sa police politique, le colonel Joll. Sans humanité, ni scrupules, l’homme emploie tous les moyens pour faire parler les prisonniers, et notamment d’odieux actes de torture, dont le Magistrat devient, de facto, complice, alors que la ville se transforme en chaudron de violence.
Pour donner corps à cette hydre des peurs qui, même s’il n’est, sans doute, qu’un mirage construit de toutes pièces, nourrit le monstre autoritaire et déstabilise, en profondeur, l’ensemble d’une société, les deux metteurs en scène alternent les styles de théâtre. Ils passent du réalisme brut à l’artisanat, sans oublier la touche cinématographique, comme si les moyens mis à leur disposition par la Comédie-Française leur avaient fait tourner la tête et les avaient transformés en d’inconstants touche-à-tout, loin de la cohérence qui sous-tendait leur précédent spectacle, Change Me. On ne peut pas reprocher au duo de manquer d’idées, mais la concrétisation se fait plus aléatoire et brouille la réception du texte. D’un point de vue esthétique, émergent autant de réussites que de ratés, d’autant que le décor en toile de fond manque cruellement de finesse.
Surtout, alors que l’adaptation du roman de J. M. Coetzee, à la fois limpide et rythmée, se révèle bien exécutée, le travail de mise en scène ne la met pas assez sous tension, et ce qui devrait être terrifiant devient tout juste inquiétant. Le texte parait insuffisamment pris à bras-le-corps pour prendre à la gorge, à cause d’une direction d’acteurs qui manque de puissance, de tranchant et d’audace. Pour autant, et c’est là tout leur talent, les comédiens-français sont loin, très loin, de démériter. Malgré l’incarnation par Didier Sandre d’un Magistrat plus fatigué que vaillant, tous les autres alternent les rôles avec tact et justesse, à l’image de Christophe Montenez. Lorsque le comédien se lance dans un quasi-monologue, face public, à base de théorie du grand remplacement et d’appel au génocide à peine voilé, il se fait tellement glaçant que le spectacle gagne temporairement, à la seule force de son jeu, un cran supplémentaire. Malheureusement, peu de moments peuvent se prévaloir d’une telle intensité, alors même que l’oeuvre de J. M. Coetzee est suffisamment riche, sombre et solide pour créer de la sidération, à chaque instant.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
En attendant les barbares
d’après J. M. Coetzee
Adaptation et mise en scène Camille Bernon et Simon Bourgade
Avec Stéphane Varupenne, Suliane Brahim, Didier Sandre, Christophe Montenez, Élissa Alloula, Clément Bresson et Etienne Galharague
Traduction Sophie Mayoux
Scénographie Benjamin Gabrié
Costumes Gwladys Duthil
Lumières Coralie Pacreau
Vidéo Guillaume Gherrak et Jérémy Oury
Musique originale et son Vassili Bertrand
Maquillages Ondine Marchal
Assistanat à la mise en scène Angèle Peyrade
Assistanat aux costumes Anaïs HeureauxDurée : 2h05
Théâtre du Vieux-Colombier, Paris
du 17 juin au 3 juillet 2021
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