Au T2G, le metteur en scène propose une vision audacieuse et organique de la pièce de Camus, où, malgré certaines fragilités, l’empereur romain prend les traits d’un idéaliste déçu plutôt que d’un tyran cruel.
Il faut les voir ces patriciens allongés là, lascivement, à demi-nus ou en maillot de bain, dans l’attente du retour de Caligula. Pendant que le chat est parti, semble nous dire Jonathan Capdevielle non sans faire écho aux Romains de la décadence de Thomas Couture, la noblesse se prélasse au soleil et se repose sur ses lauriers. De ce décor de falaise abrupte et inhospitalière, caractéristique de certaines côtes méditerranéennes, se dégage une triple impression : de laideur, directement visible ; de décomposition, induite par le bourdonnement des mouches qui couvre le bruit des vagues ; et de menace, figurée par ce couloir transversal d’où jaillit du soufre qui, au fur et à mesure qu’il macule les pierres et les Hommes, transforme l’environnement en volcan prêt à exploser autant qu’en antre du diable prêt à déferler. C’est dans cette cette atmosphère hostile, qui laisse à penser que, bien avant les méfaits à venir, il y avait quelque chose de pourri dans les fondations de l’Empire, que Caligula, absent depuis trois jours en raison de la mort de sa soeur, et maîtresse, Drusilla, surgit, le bras en écharpe, en homme blessé.
Blessé, le maître de Rome l’est physiquement, mais aussi intimement. Parti « empereur parfait : scrupuleux et sans expérience », il revient en despote, convaincu que si le monde est décevant – « les hommes meurent et ne sont pas heureux », dit-il –, il faut, sans doute, l’annihiler tout à fait, ou tenter d’obtenir la lune, par essence impossible à atteindre. Préférant désormais la richesse à la vie humaine, il prend la forme d’un tyran qui viole, tue, fait exécuter, et donne, scène après scène, des leçons aux patriciens : sur l’absurdité d’une existence qui peut s’arrêter en un claquement de doigt, sur leur fausse dévotion nourrie à la peur plutôt qu’à l’envie, sur la liberté absolue qui, poussée à son expression la plus extrême par l’un des hommes les plus puissants du monde, ne mène à rien. Face à lui, Caligula peut compter sur le soutien de ses fidèles, l’affranchi Hélicon, la vieille amante Caesonia et le poète Scipion, avec lequel il entretient une relation ambigüe, et doit composer avec une brochette de patriciens, emmenés par Cherea, qui, de leur côté, préparent un attentat pour mettre fin à ses atrocités.
Dans la droite ligne de Camus, qui se démarque en cela des Anciens, tel Suétone (Vie des douze Césars), Jonathan Capdevielle offre à l’empereur fou le visage d’un idéaliste déçu plutôt que d’un monstre sanguinaire. Interprété par le metteur en scène lui-même, il devient un homme vénéneux, charmeur et calculateur, mais frustré par son incapacité à changer le monde et à obtenir ce qu’il désire. En quête d’absolu, l’empereur saccage tout sur son passage : les relations amoureuses et amicales, son exercice du pouvoir, et même son rapport à l’art, que Capdevielle met en exergue. Alors qu’il demande aux patriciens, en forme de mission impossible, de créer en une minute un poème sur la mort, on l’entend, dans le même temps, fredonner l’air du Pepas de Farruko ou intimer l’ordre aux mêmes patriciens de s’adonner à une reprise d’Africa de Toto à la flûte à bec. Sous la houlette du metteur en scène, et de sa fine lecture de la pièce de Camus – dont il a combiné deux versions, celle primitive de 1941 et celle définitive de 1958 –, Caligula s’enfonce alors dans une vulgarité et une laideur subies, plutôt que choisies, et semble, quelque part, tendre un miroir à certains dirigeants politiques d’aujourd’hui, chez qui la médiocrité intellectuelle, le pouvoir toujours moins efficient et la fascination de l’argent font des ravages.
Dopé par la composition musicale d‘Arthur B. Gillette – déjà auteur du formidable environnement sonore de Rémi – et de Jenifer Eliz Hunt, assis sur l’étonnant travail scénographique de Nadia Lauro et sur les costumes à l’esthétique queer de Colombe Lauriot Prévost, ce parti-pris prend une dimension scéniquement organique et confère à l’empereur despotique une aura moins détestable qu’attendu. Tant, et si bien, que, face à la médiocrité de patriciens recroquevillés sur eux-mêmes, Caligula s’avère pathétiquement touchant et otage, tout en restant comptable de ses crimes, des causes du mal qui étreint une société toute entière. Audacieuse, cette vision n’en restait pas moins dans sa réalisation, au soir de la première, empreinte de certaines fragilités – logiques au regard de la complexité du processus de création de ce spectacle, heurté notamment, mais pas seulement, par un double changement tardif dans la distribution. Si, dans le rôle de Caligula, Jonathan Capdevielle doit encore doser son engagement pour ne pas risquer le trop-plein, si les autres comédiennes et comédiens, exception faite de Dimitri Doré touchant en incorruptible Scipion, doivent encore trouver leur voie pour donner de l’ampleur aux personnages qu’ils incarnent, tous les ingrédients, à commencer par la maîtrise du texte, sont en place pour que, comme l’écrit Camus dans ses Carnets, tout un chacun se rende compte qu’il abrite bel et bien un Caligula en lui.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Caligula
Texte Albert Camus
Conception et mise en scène Jonathan Capdevielle
Avec Adrien Barazzone, Jonathan Capdevielle, Dimitri Doré, Jonathan Drillet, Michèle Gurtner, Anne Steffens, Jean-Philippe Valour
Assistanat à la mise en scène Christèle Ortu
Musiciens live et musique originale Arthur B. Gillette, Jennifer Eliz Hutt
Son Vanessa Court
Lumière Bruno Faucher
Costumes Colombe Lauriot Prévost
Atelier costumes Caroline Trossevin
Scénographie Nadia Lauro
Chorégraphie Guillaume Marie
Régie générale Jérôme MassonProduction déléguée Association Poppydog
Coproduction T2G Théâtre de Gennevilliers, Centre dramatique national ; Festival d’Automne à Paris ; Théâtre des 13 vents, Centre dramatique national de Montpellier ; Le Quartz, Scène nationale de Brest ; Chateauvallon Liberté, Scène nationale de Toulon ; Le Parvis, Scène nationale de Tarbes ; Comédie de Béthune, Centre dramatique national ; L’Onde Théâtre – Cinéma, Vélizy-Villacoublay ; Centre Dramatique National Besançon Franche-Comté ; Maillon, Théâtre de Strasbourg – Scène européenneJonathan Capdevielle est artiste associé au T2G Théâtre de Gennevilliers, Centre dramatique national. L’association Poppydog est soutenue et accompagnée par la Direction régionale des affaires culturelles d’Ile-de-France – ministère de la Culture, au titre du conventionnement.
Durée : 2h20
T2G Théâtre de Gennevilliers, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris
du 28 septembre au 9 octobre 2023Théâtre des 13 vents, CDN de Montpellier
du 17 au 19 octobreLes Quinconces-L’Espal, Scène nationale du Mans
les 7 et 8 novembreLe Maillon, Scène européenne, Strasbourg
les 7 et 8 décembreCDN de Besançon Franche-Comté
les 13 et 14 décembreL’Onde Théâtre – Centre d’Art, Vélizy-Villacoublay, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris
le 19 décembreThéâtre du Nord, CDN Lille Tourcoing Hauts-de-France
du 14 au 16 mai 2024Comédie de Béthune, CDN
les 23 et 24 maiL’Arsenic, Centre d’art scénique contemporain, Lausanne
du 6 au 8 juin
Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !