Sous la direction de Martin Palisse et David Gauchard, la 36e promotion du Centre National des Arts du Cirque (CNAC) fait une entrée ardente dans la vie professionnelle. Dans un univers dystopique aux accents électro, les six jeunes artistes affirment des personnalités fortes.
Ce rendez-vous que donne chaque année le CNAC aux amateurs d’arts du cirque avec le spectacle de fin d’études de chacune de ses promotions est pour l’institution beaucoup plus qu’une façon de donner de ses nouvelles. Assez unique dans le paysage du spectacle vivant, cette ouverture régulière d’une école au grand public dit en effet beaucoup des arts qui s’y enseignent, de la place qu’ils aspirent à avoir, à la fois, au sein du champ artistique et dans la société. S’il arrive que des lieux programment des pièces d’écoles de théâtre dirigées par de grands noms de la mise en scène – sans trop creuser dans nos mémoires, on peut citer L’Esthétique de la résistance de Sylvain Creuzevault, avec les élèves de l’École du TnS, ou encore Portrait de famille, une histoire des Atrides de Jean-François Sivadier, avec une partie des élèves du CNSAD –, c’est de façon exceptionnelle, dans des cas où la rencontre entre jeunes interprètes et artistes bien installés est jugée particulièrement réussie. Non que la directrice du CNAC, Peggy Donck, et son équipe n’aspirent pas à la naissance de formes marquantes, singulières, mais le face-à-face avec le spectateur prend pour eux une place au moins aussi importante. Et le fait que ce dernier existe sous une forme presque rituelle, aux mêmes endroits aux mêmes moments – les premières fin novembre entre les murs du CNAC à Châlons-en-Champagne, puis à Paris en janvier-février à l’Espace Chapiteaux de La Villette, avant d’autres dates de tournée – participe de cette relation particulière.
En confiant la mise en piste de sa 36e promotion à un duo formé d’un homme issu du cirque et d’un autre venu du théâtre, Martin Palisse et David Gauchard, le CNAC aborde le croisement entre disciplines d’une manière inédite pour lui. Si plusieurs spectacles ont déjà été confiés à des gens de théâtre, nous avons là à faire à un tandem porteur en lui-même d’un langage composite, hybride. Le jongleur, metteur en scène et directeur du Sirque – Pôle national cirque de Nexon et le metteur en scène de théâtre n’en sont, en effet, pas à leur coup d’essai en matière d’échange. Ils l’ont déjà pratiqué ensemble dans l’excellent Time to tell créé en 2021, et toujours en tournée, autoportrait où Martin Palisse explore en profondeur la nature de son geste artistique, de son urgence, et vont continuer de le développer dans une prochaine création avec un troisième complice : l’acrobate et directeur de la compagnie La Frontera, Stefan Kinsman, dont ils ont fait pour cette création au CNAC leur collaborateur artistique. Brûler d’envies s’inscrit donc dans une recherche au long cours, qui prend l’une des nombreuses directions qu’emprunte aujourd’hui le cirque de création : l’invention de façons nouvelles de mêler le mot aux gestes. Comme nous le disions plus tôt, cette voie n’est pas inédite au CNAC, loin de là. L’un des spectacles les plus célèbres de l’école, en partie sans doute parce qu’il marque un tournant très clair dans l’ambition qui lui est associée, est on ne peut plus théâtral – c’est à partir de là que les pièces sont vraiment considérées comme des œuvres à part entière – : Le Cri du caméléon, adaptation du roman Le Surmâle d’Alfred Jarry, mis en scène par le chorégraphe Josef Nadj en 1995.
Plus récemment, le théâtre a plutôt fait son apparition au CNAC, comme souvent ailleurs dans le cirque de création, sous la forme de témoignages. C’était le cas dans le cru précédent, Parce qu’on a toustes besoin d’un peu d’espoir porté par Sophia Perez, où chaque interprète exprimait, entre récit et acrobatie, les grandes questions de sa génération. L’expérience de Time to tell aidant, on aurait pu penser que Martin Palisse et David Gauchard prennent à leur tour cette voie. Ils nous détrompent d’emblée, dès l’annonce qui précède Brûler d’envies. En nous préparant à une « perte de repères » totale, la voix de Martin Palisse écarte en effet de notre horizon d’attente toute forme de cirque-théâtre documentaire, tendance déjà relativement installée. Cette introduction dit aussi l’engagement des metteurs en scène dans cette création, nourri en partie par une expérience préalable de Martin Palisse avec cette 36e promotion, pendant leur deuxième année de formation dans le cadre des Écritures Croisées. Le drame survenu au sein du groupe en mai 2024 – le décès de l’un de ses membres, Titouan Maire – a consolidé les liens existants ; le directeur du Sirque était la bonne personne pour accompagner ces jeunes artistes réduits au nombre de six – ce qui en fait la plus petite des promotions de l’histoire de l’établissement – dans leur entrée dans la vie professionnelle. David Gauchard et lui, ainsi que d’autres artistes de leur choix, font de cette proximité la base d’une grande exigence : sur le plan individuel autant que collectif, ces artistes qu’il nous faut citer – Jaouad Boukhlid, Heather Colahan-Losh, Antonin Cucinotta, Uma Pastor, Marine Robquin, Mano Vos – sont poussés à explorer la notion d’impatience jusqu’au seuil de son point extrême, la rupture, la chute.
Puissantes, les vingt premières minutes du spectacle nous plongent dans un monde dystopique, qui est sans nul doute celui d’un cirque d’auteur. On reconnaît des éléments du langage de Martin Palisse, en particulier son rapport à la musique électronique et son goût pour les univers futuristes. Dans une obscurité d’abord totale, où résonne la composition minimale réalisée pour l’occasion par Pangar, des éclairs rouges laissent entrevoir, l’espace d’un instant, une structure métallique, puis un morceau de corps. Cette approche pointilliste, âpre du plateau de cirque se situe à peu près aux antipodes de ce que l’on peut attendre d’un spectacle d’école, dont l’un des objectifs principaux est d’offrir à ses interprètes un espace où montrer leurs pratiques. Doublé sans doute d’une forme de jeu en lien avec les contraintes de l’exercice, le parti-pris esthétique que prend le duo Palisse-Gauchard est l’un des plus radicaux que l’on ait pu voir ces dernières années au CNAC. L’apparition progressive des artistes ne déçoit guère. Chez la plupart d’entre eux, on découvre la quête d’une façon personnelle d’appréhender les agrès et les pratiques qui leur ont été enseignées. Le premier à déployer son univers, le Suisse Mano Vos, manie ainsi la roue Cyr d’une façon tout à fait inattendue : au lieu de s’y inscrire pour se livrer à toutes les figures possibles, il en fait une charge qu’il porte tel un Atlas du cirque ; le Marocain Jaouad Boukhlid, qui lui succède, est tout aussi sidérant, bien que dans un registre à peu près opposé : sur cannes ou au sol, ses équilibres virevoltants révèlent une personnalité irréductible à tout code préétabli. Il domine aussi régulièrement les scènes collectives, qui peinent davantage que les séquences individuelles à trouver leur identité.
Si dans la première partie de Brûler d’envies, l’acrobatie apparaît comme le liant d’une communauté en proie à un contexte limite, elle se rapproche par la suite du format numéro qui permet à chacun de s’exprimer – une chose assez normale pour pareille création. Au mât, le duo formé par Antonin Cucinotta et Uma Pastor n’en brille pas moins à s’approprier cet agrès qui se grimpe d’habitude en solo. Respectivement à la corde lisse et à l’acrobatie au sol, l’Irlandaise Heather Colahan-Losh et la Française Marine Robquin vont, quant à elles, décomposer, saccader leurs performances, en montrer les coutures. C’est donc tout l’échantillon d’humanités circassiennes qui s’échappe peu à peu de la gangue sombre, uniforme, du début du spectacle. Et si la trajectoire du groupe en matière d’impatience n’est pas des plus évidentes, Brûler d’envies attise le désir de suivre les six artistes qui viennent de faire leur saut dans le brasier de la vie professionnelle.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Brûler d’envies
Mise en scène David Gauchard, Martin Palisse
Avec les étudiantes et les étudiants de la 36e promotion du CNAC : Jaouad Boukhliq, Heather Colahan-Losh, Antonin Cucinotta, Uma Pastor, Marine Robquin, Mano Vos
Musique originale Pangar
Collaboration artistique Stefan Kinsman
Scénographie Martin Palisse
Collaboration à l’acrobatie Dolores Calvi, Abdel Senhadji
Conception lumière Alix Veillon, Jean Ceunebroucke
Conception et réalisation costumes Leonor Gellibert, Darius Grenier
Mise en espace sonore et régie son Théo Armengol
Régie lumière Vincent Griffaut ou Thibaut Paris
Régie générale Julien MugicaProduction CNAC – Centre National des Arts du Cirque
Résidence La Brèche | Cherbourg · Cirque – Théâtre | Elbeuf ; 2 Pôles Cirque en Normandie
En collaboration avec La Comète, Scène nationale de Châlons-en- ChampagneLe CNAC est un opérateur de l’État, financé par le ministère de la Culture – DGCA et reçoit le soutien du Conseil départemental de la Marne, de la Ville et de la Communauté d’Agglomération de Châlons-en- Champagne. Partenaire privilégié du CNAC, le Conseil régional du Grand Est contribue par son financement aux dispositifs d’insertion professionnelle mis en place par le CNAC.
Durée : 1h10
Vu en novembre 2024 au CNAC, Châlons-en-Champagne
La Villette, Espace Chapiteaux, Paris
du 22 janvier au 16 février 2025Cirque-Théâtre d’Elbeuf, Pôle national cirque Normandie, dans le cadre du festival SPRING
les 28 et 29 marsCité internationale des arts du cirque, Lyon, dans le cadre du festival utoPistes 2025
les 20 et 21 juinLe Sirque, Pôle national cirque Nexon – Nouvelle Aquitaine, dans le cadre du festival Multi-Pistes
du 12 au 16 août
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