À travers les regards croisés qu’ils portent sur elle, Carme Portaceli et Michael De Cock ne donnent de l’héroïne de Flaubert ni l’image d’une catin ni celle d’une victime, mais bien, dans toute sa complexité, d’une femme qui, face aux manquements et à la domination intime des hommes, se consume dans son ardent désir d’amour et de liberté.
À observer son parcours de plus près, Carme Portaceli, dont bien peu des quelque 70 spectacles qu’elle a créés tout au long de sa carrière nous étaient, jusqu’à aujourd’hui, parvenus, semble tisser un délicat fil rouge qui, année après année, création après création, la pousse à revisiter le destin des héroïnes, ou anti-héroïnes, de la littérature internationale pour en offrir une vision féministe. De ce travail, Emma Bovary et Anna Karénine, à qui elle a consacré deux pièces, sobrement intitulées Bovary et Anna Karènina et présentées l’une à la suite de l’autre au Théâtre Nanterre-Amandiers, ne sont que les dernières représentantes. Avant elles, la metteuse en scène espagnole et actuelle directrice artistique du Teatre Nacional de Catalunya s’était déjà penchée sur les trajectoires de la Nora d’Henrik Ibsen à travers Ce qui arriva quand Nora quitta son mari de Elfriede Jelinek, de la Jane Eyre de Charlotte Brontë (Jane Eyre) et de la Mrs. Dalloway de Virginia Woolf (Mrs. Dalloway). Toutes ont en commun d’être des femmes libres, dont les aspirations et les désirs dépassent les cadres auxquels elles sont assignées ; toutes doivent également composer avec ces tiraillements, voire cet écartèlement, entre leur moi intérieur, qui leur murmure d’emprunter une autre voie que celle à laquelle on les destine, et leur moi social, qui leur intime de rentrer dans le rang ; toutes ont aussi en partage, malgré l’aura littéraire qui les entoure, d’avoir été traitées de façon ambivalente par leur auteur et/ou d’avoir été rejetées par certains de leurs lecteurs, heurtés par l’audace dont elles font preuve et que la société leur refusait. Au rayon littérature française, Emma Bovary constitue sans doute l’un des meilleurs symboles de cette cohorte féminine, tant, comme peu d’autres avant et après elle, elle s’impose comme une énigme, une figure trouble, loin de l’image de la catin sulfureuse ou de la pauvre victime que ses contemporains, comme la postérité, lui ont souvent accolée, par sottise ou facilité. Et c’est, sans jamais se satisfaire de ces clichés, à cette complexité que Carme Portaceli entend rendre grâce.
Libérée de son Madame, sa Bovary n’est pas une adaptation stricte du roman-fleuve de Gustave Flaubert – ce qui aurait, avouons-le, tout d’une gageure. Écrit spécialement pour l’occasion, le texte de Michael De Cock sur lequel la metteuse en scène s’appuie propose une réécriture draconienne de l’oeuvre d’origine, où la totalité des projecteurs seraient braqués sur le couple principal formé par Charles et Emma. Lui est toujours ce modeste médecin dans une ville tout aussi modeste qui, de façon éminemment sincère, s’entiche de la fille de l’un de ses patients de laquelle il demande bientôt la main ; en le voyant, elle n’est pas franchement frappée par la foudre, mais elle accepte de devenir son épouse, mue par l’idée que l’amour se vit peut-être ainsi, sans emballement furieux ni coup de coeur particulier. Littéralement corsetée dans sa robe de mariée – à l’occasion d’une scène où, sur This Is Not A Love Song de Public Image Limited, Charles tire lui-même sur les ficelles pour enserrer sa fiancée –, Emma ne tarde pas à s’y sentir à l’étroit, à étouffer dans cette vie conjugale provinciale, un peu trop morne, un peu trop terne, non conforme aux livres romantiques qu’elle dévore pour mieux rêver et s’évader. C’est alors que la jeune femme commence à lorgner ailleurs, à voir son coeur s’emballer pour le charmant clerc de notaire Léon Dupuis, qui, à son grand dam, met le cap sur Paris, puis pour Rodolphe Bourlanger, auprès de qui, à l’initiative de son mari, elle se forme au cheval, avant d’en faire son amant. Tandis que Charles, préoccupé par sa carrière, et notamment par une opération hasardeuse qui prend la forme d’un faux succès, reste désespérément aveugle, aux tromperies de sa femme comme à son malaise intérieur – tout juste remarque-t-il, de temps à autre, sa pâleur –, Emma sombre peu à peu, écorchée par les hommes qui croisent sa route et qui, une fois leur dessein sexuel accompli, la rejettent à cause de son sentimentalisme dévorant.
Et c’est sur les conséquences de ces manquements combinés, sur les égratignures, puis les blessures de plus en plus profondes qu’ils causent à la jeune femme, jusqu’à la précipiter dans l’abîme, que Carme Portaceli et Michael De Cock axent leur lecture. Loin d’être présentée comme une simple victime, Emma n’est, sous leurs regards croisés, ni entièrement responsable de son malheur ni totalement étrangère à la confection de la tombe qui se creuse peu à peu sous ses pieds – dont la terre fraîche, telle une menace, trône à jardin. Avant toute chose, elle apparaît prisonnière d’un courant aux multiples affluents, alimentés par le patriarcat et la domination masculine, mais aussi par son ardent désir d’amour et de liberté. Si la jeune femme semble toujours à la manoeuvre, elle n’avance que pour tenter de s’accomplir, d’échapper à ce statut d’épouse et de mère dont la morosité la ronge, d’étancher une soif d’amour et de romantisme sans doute impossible à rassasier. Face à elle, Charles campe, malgré ses sentiments sincères, un mari démuni – « Peut-être étais-je simplement incapable de te sauver », esquissera-t-il en guise d’ultime réplique –, empêché par son insuffisance profonde et intrinsèque, et incapable de se dépasser – en cela, la scène de l’opéra est, sans nul doute, l’une des plus signifiantes. Aussi fade que l’eau tiède, moyen jusque dans son manque de réussite professionnelle, il se transforme en geôlier qui s’ignore, tout juste bon à garnir le plateau avec des vases emplis de bouquets de fleurs, qu’on croirait tout droit sortis d’une cérémonie d’enterrement parmi les plus distinguées. S’ils ne sont qu’évoqués, Léon et Rodolphe se montrent, en regard, autrement plus pernicieux, dans leur manière d’utiliser Emma au lieu de l’aimer, de l’abîmer plutôt que de la chérir, et d’alimenter ce brasier qui la consume à petit feu.
Les aficionados de Madame Bovary et les puristes de Flaubert pourront certainement trouver que le rapport qu’Emma entretient avec la littérature, et plus particulièrement avec ces romans d’amour qui, en lui servant de modèles inatteignables, ne font qu’attiser son mal-être, n’est que trop peu évoqué, qu’en 1h30 chrono, sa déliquescence progressive subit une accélération forcée – notamment dans les dernières encablures où sa marche finale vers le suicide, précipitée par son endettement pharaonique, est effectivement trop abrupte –, mais l’héroïne flaubertienne, et c’est là l’essentiel, ne subit pas, pour autant, une énième trahison, et se trouve, au contraire, réhabilitée par l’adaptation limpide de Michael De Cock – qui peut même servir de belle porte d’entrée pour celles et ceux qui n’auraient pas encore découvert le roman d’origine dans sa plénitude. Surtout, elle profite de l’alliance entre le travail scénographique de Marie Szersnovicz, qui, avec ces trois gigantesques voiles qui bouchent l’horizon, traduit parfaitement la sensation d’enfermement qu’elle éprouve dans cette maison qu’elle abhorre, et la performance de Maaïke Neuville. Au côté de Koen De Sutter, impeccable en Charles falot, la comédienne se révèle remarquable d’ambivalence, autant femme forte qu’animal blessé, capable de regarder les spectateurs au fond des yeux, comme si elle voulait, sans qu’ils puissent se défausser, les prendre à témoin de l’intensité de son malheur.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Bovary
d’après le roman Madame Bovary de Gustave Flaubert
Adaptation Michael De Cock / KVS
Mise en scène Carme Portaceli, Michael De Cock
Avec Maaike Neuville, Koen De Sutter, Ana Naqe
Chorégraphie Lisi Estaras
Dramaturgie Gerardo Salinas
Assistants à la mise en scène Inge Floré, Ricard Soler
Conception décor et costumes Marie Szersnovicz
Régie plateau et lumière Dimi Stuyven
Conception lumière Harry Cole
Son Bram Moriau
Paysage sonore Charo Calvo
Machinerie Justine Hautenhauve, Willy Van Barel
Costumes Eugenie Poste, Nancy Colman
Surtitrage Inge Floré
Traduction Anne Vanderschueren, Trevor PerriProduction KVS, Théâtre royal flamand de Bruxelles
Coproduction Perpodium
Avec le soutien de Tax Shelter van de Belgische Federale Overheid via Cronos InvestDurée : 1h30
Théâtre Nanterre-Amandiers
du 29 avril au 3 mai 2025KVS, Théâtre royal flamand de Bruxelles
les 23 et 24 mai
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