Photo Simon Gosselin
Avec grâce et fluidité, le jeune metteur en scène redonne corps et âme au recueil inachevé de Marguerite de Navarre. Un objet théâtral non identifié au charme fou.
Dès ses premiers spectacles, Benjamin Lazar s’est plu dans les zones de confluence, de préférence là où théâtre et musique s’entremêlent pour donner naissance à des objets scéniques peu communs. Depuis 2004, il a exploré une multitude de sentiers, souvent en marge de ceux qui sont battus et rebattus, afin, tel un défricheur, d’en révéler la beauté inexploitée. Après Les Amours tragiques de Pyrame et Thisbé de Théophile de Viau, Comment Wang-Fô fut sauvé de Marguerite Yourcenar, et des monuments littéraires comme Les Caractères de La Bruyère ou Pantagruel de Rabelais, L’Heptaméron de Marguerite de Navarre ne pouvait constituer qu’une cible de choix.
Oeuvre inachevé de la sœur de François Ier, publié en 1559 à titre posthume, ce recueil fait partie de ces chefs d’oeuvre que l’histoire littéraire a longtemps mis de côté, voire oublié. Composé de 72 nouvelles, réparties sur sept jours, il met en scène un groupe d’hommes et de femmes qui, confinés à cause de pluies diluviennes, se racontent des histoires pour passer le temps. Contrairement au Décaméron de Boccace dont il s’inspire, chaque récit doit y être « véritable, vu ou ouï dire à quelque homme digne de foi ». En principe, du moins.
Dans les faits, L’Heptaméron a tout d’une chambre de l’imaginaire où, à travers ses personnages, c’est bien Marguerite de Navarre qui s’exprime. Avec une langue remarquable, faite de prose où se glissent parfois quelques vers, la femme de lettres se fait la porte-voix de l’amour tourmenté, de la passion impossible, de la mélancolie à l’état brut, mais aussi de la violence du monde. Sous leur romantisme de façade, ces histoires cachent des dessous souvent cruels. Dans un style proche du baroque primitif, il y est toujours question de mort causée par le trop-plein de sentiments inassouvis, de châtiments orchestrés par un mari jaloux, et même de spiritisme, lorsque la terre qui ensevelit les défunts par amour se met à bouger.
Pour compléter ces récits d’époque, exposés dans un espace-temps indéfini – les conteurs entrent en tenues de ville et sortent en ersatz de costumes d’époque – Benjamin Lazar, épaulé par ses comédiens, en a composé d’autres. Régulièrement endossés par Geoffrey Carey, fort de sa présence un brin loufoque et de son accent so british, ils recèlent la même étrangeté, et regorgent de canard adopté et de lézard à chasser à coups de miroir. Non contents de cette complexité, le metteur en scène et son complice Geoffroy Jourdain intercalent entre ces histoires des madrigaux de Claudio Monteverdi, Luca Marenzio, Benedetto Pallavicino, Carlo Gesualdo, Michelangelo Rossi et Blagio Marini, chantés, la plupart du temps à voix nue, par la troupe des Cris de Paris.
Le risque avec un tel attelage est de donner l’impression d’une compilation, d’un montage artificiel. Au contraire, l’enchevêtrement y est parfait et d’une fluidité rare. Tout se passe comme si le « je » du récit se démultipliait dans les voix des chanteurs, prenait une ampleur nouvelle, jusqu’à faire naître le prochain conte. Chant et narration sont à ce point entremêlés, qu’ils ne pourraient exister l’un sans l’autre, et deviennent consubstantiels. Les voix font ici bourgeonner le récit et provoquent un foisonnement continu qui fait toute la richesse du spectacle. Propulsée par le chœur des chanteurs, et la magnifique présence scénique de Fanny Blondeau, conteuse à la voix d’or, la proposition charmeuse et charmante de Benjamin Lazar décolle, jusqu’à se faire aérienne et donner l’impression de léviter. Empreint d’une telle douceur, le torrent d’amour tourmenté de Marguerite de Navarre se transforme alors en un flot théâtral auquel il est difficile de ne pas succomber.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Heptaméron – Récits de la chambre obscure
D’après L’Heptaméron de Marguerite de Navarre
Et la musique de Claudio Monteverdi, Luca Marenzio, Benedetto Pallavicino, Carlo Gesualdo, Michelangelo Rossi et Blagio Marini
Mise en scène Benjamin Lazar
Direction musicale Geoffroy Jourdain
Scénographie Adeline Caron
Costumes Adeline Caron et Julia Brochier
Lumières Mael Iger
Maquillages et coiffures Mathilde Benmoussa
Images Joseph Paris
Assistant mise en scène et dramaturge Tristan Rothhut
Avec Fanny Blondeau, Geoffrey Carey, Malo de La Tullaye, Thomas Gonzalez et avec Les Cris de Paris : Virgile Ancely, Anne-Lou Bissières, Stéphen Collardelle, Marie Picaut, William Shelton, Luanda Siqueira, Michiko Takahashi, Ryan Veillet
Production Maison de la Culture d’Amiens – Pôle européen de création et de production (production déléguée), Compagnie Le Théâtre de l’Incrédule, Les Cris de Paris
Coproduction Théâtre de Liège, MC2 Grenoble, le Trident – Scène nationale de Cherbourg, Théâtre de Caen, Opéra de Reims
En partenariat avec le Centre des Arts d’Enghien-les-Bains – Scène conventionnée
Avec le soutien de La Villette, Paris et la Spedidam
Les décors et costumes sont réalisés dans les ateliers du Théâtre de LiègeDurée : 1h40
Théâtre des Bouffes du Nord, Paris
du 1er au 23 février 2019Opéra de Reims
les 1er et 2 marsThéâtre de Caen
les 12 et 13 marsLe Trident, Scène nationale de Cherbourg
les 18 et 19 marsThéâtre d’Angoulême
les 22 et 23 marsThéâtre de Liège
du 31 mars au 4 avril
Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !