…Et la pensée se trouble, elle bascule, Asja Lacis se mélange à la conversation, puis elle s’impose, la supplante. Seule, elle déploie sa large mélopée, nostalgique. Des échos de voix prolongent ces sons, comme des traces résonantes, les souvenirs se perdent… Asja parle à Benjamin dans un verbe fluide que les instruments imitent tour à tour, créant tout un flot d’arpèges harmonieux. Benjamin lui répond. L’orchestre s’interrompt brusquement. Il scande des rythmes secs ou, au contraire, tient des accords figés. Puis Asja reprend ses mélismes liquides…
Et la pensée qui erre retourne à Koestler… Une chanson termine cette évocation, on se remémore ses évasions, marche ou crève…
Gershom Sholem apparaît. Il assiste à une prière dans la synagogue. Un shofar mugit. Des chants de l’Espagne sépharade du XIVe siècle s’ensuivent, lointains et oubliés. La Palestine est terre de souffrance, que ce soit les trompettes de Josué ou les mitrailleuses de Tsahal, les juifs guerroient, et l’orchestre, violent, agressif, déchire les litanies religieuses. Sholem convoque Benjamin, mais Benjamin veut oublier son judaïsme, le communisme est là pour sauver le monde. Le son du shofar se perd dans les déserts de Judée…
L’agonie s’épand. La pensée vacille. Les sons se brouillent. Benjamin et Brecht jouent aux échecs dans un cabaret berlinois. Une Marlène pousse la chansonnette accompagnée de son piano bastringue, la radio beugle un discours de Hitler, les flonflons d’une marche militaire. Les convives sont ivres et gueulent leurs chansons à boire. L’orchestre amplifie le désordre, les motifs agités et incessants se dupliquent continuellement, nos deux joueurs ont du mal à s’entendre. Ce vacarme se fige d’un coup.
Lent prélude de Chopin. Gide travaille son piano. Timidement, discrètement, Benjamin vient lui rendre visite. Gide mange son navarin. Benjamin crève de faim. Les glissandi de cordes et les brèves ponctuations de vents traduisent sa détresse. Il s’en va, les mi de Chopin s’éloignent doucement…
Des tubas wagnériens scandent une marche funèbre. Obséquieux, Max Horkheimer ne répond pas aux suppliques de Benjamin. Les accords se répètent, graves et sombres. Contrastant, tel un morse inintelligible, les rythmes morcelés des instruments aigus se superposent aux invectives des mandarins, de fieffés arrogants. Benjamin n’a de rétorque que sa chansonnette du P’tit bossu. La voix de Hannah Arendt émerge des limbes. Elle fulmine contre ces intellectuels qui ne reconnaissent pas la valeur de Benjamin. Ses paroles se déploient sur une mélodie aux notes gelées sur des hauteurs constantes. Un chœur de ténèbres l’accompagne sotto voce. Et puis, glas fatidiques, la harpe, ensuite la cloche pulsent le temps la cloche pulsent le glas de la vie qui s’éloigne.
Quelques gouttes sonores balisent le dernier duo de Arendt et Benjamin. L’orchestre se tait. Le chœur a capella double le glas de ses bimm-bamm, en souvenir de Mahler qui les fit chanter aux enfants de sa Troisième Symphonie. Au fond de la mémoire, on entend encore la divette qui entonne Le Chant des philosophes, chant du bonheur alors, chant du malheur ici… L’orchestre sourd de loin, puis gonfle, puis tonitrue. Les agrégats de notes dissonantes et les rythmes anarchiques se contrecarrent. Le voile se déchire. Le hurlement des instruments se fracasse contre le silence. Seules les cloches, imperturbables et funestes, continuent de carillonner. Leurs coups s’espacent. Cessent enfin.
Dans ce calme, des gongs profonds annoncent le chœur mélancolique de l’ange de l’histoire. Peu à peu, surgis de l’ombre, les amis de Benjamin réapparaissent. Leurs musiques s’enchevêtrent dans un contrepoint foisonnant. Ils sont tous là, présents à jamais par leurs œuvres. Et Benjamin aussi, qui s’inscrit désormais parmi eux. Alors, le shofar relance son appel, et la voix du philosophe se mêle à sa complainte, dans la lumière enfin…
Michel Tabachnik
Festival pour l’humanité
Benjamin, dernière nuit
Michel Tabachnik
Drame lyrique en quatorze scènes, 2016
Livret de Régis Debray
En français, anglais et allemand
Création mondiale, commande de l’Opéra de Lyon
Dans le cadre de la Biennale Musiques en scène 2016
Direction musicale Bernhard Kontarsky .
– Mise en scène John Fulljames .
– Décors Michael Levine .
– Costumes Christina Cunningham .
– Lumières James Farncombe .
– Vidéo Will Duke .
– Son Carolyn Downing .
– Chef des Choeurs Philip White .
– Walter Benjamin (chanteur) Jean-Noël Briend .
– Walter Benjamin (comédien) Sava Lolov .
– Asja Lacis Michaela Kustekova .
– Hannah Arendt Michaela Selinger .
– Arthur Koestler Charles Rice .
– Gershom Sholem Scott Wilde .
– Bertolt Brecht Jeff Martin .
– André Gide Gilles Ragon .
– Max Horkheimer Karoly Szemeredy .
– La chanteuse de cabaret Goele de Raedt .
– Mme Henny Gurland Elsa Rigmor Thiemann .
– Joseph Gurland Baptiste Mansot .
– Le Patron Emmanuel Amado .
– Le Médecin Bruno Froment .
– Acteur archiviste François Leviste .
– Orchestre, Chœurs et Maîtrise de l’Opéra de LyonOpéra de Lyon
Du 15 au 26 mars 2016
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