L’auteur et metteur en scène Benjamin Abitan devait créer cet été Tragédie au Théâtre du Train Bleu à Avignon. Une pièce qui se déploie non pas sur scène, mais sur une célèbre messagerie instantanée. Après une période de confinement, à l’orée d’une époque de distanciation sociale, cette démarche pose notamment la question des rapports entre art, numérique et sentiment. Rencontre.
Vous deviez créer Tragédie au Festival d’Avignon. Où en êtes-vous dans votre processus de création ?
Tout a été décalé. Nous devions répéter en mai et juin pour une création dans la foulée au Théâtre du Train Bleu. A la place, nous allons répéter en juin et juillet – sur le temps pendant lequel nous devions être à Avignon – et créer à l’automne, en début de saison. Pour le moment je suis en train d’écrire après une phase de travail à distance en avril pendant laquelle nous avons fait pas mal d’improvisations.
Quel était jusque-là le rapport de votre compagnie aux nouvelles technologies ? En quoi Tragédie marque-t-il une évolution en la matière ?
À chaque fois que nous en avons fait usage, c’était en les détournant et en les utilisant pour questionner le cadre de la représentation et la place du spectateur. Par exemple nous avons souvent utilisé la vidéo en la déguisant en super-technologie (duplex avec une planète lointaine dans Le grand trou, messages vidéo du futur dans Les animaux sont partout), mais toujours en intégrant dramaturgiquement la présence du vidéoprojecteur et/ou de la caméra. Dans Le grand trou, le public était accueilli en vidéo par des scientifiques d’un futur lointain (supposément en direct), alors que les acteurs présents en chair et en os étaient censés être des hologrammes projetés par une intelligence artificielle. Ce renversement entre ce qui se passait en direct et ce qui était supposé être enregistré était la base d’un jeu avec le temps qui structurait tout le spectacle. Nous avons réemployé ce procédé dans Les spas se vident, un impromptu commandé par le CNES pour le festival Sidération, construit autour d’une vidéoconférence avec 3 personnages situés sur différentes planètes dont la parole mettait plus ou moins longtemps à arriver selon la distance.
Souvent aussi, nous jouons avec des prétendus dispositifs techniques très élaborés. Par exemple dans la version pour les musées de Temps de pose, notre spectacle sur la peinture, nous commencions par distribuer au public des lunettes 3D censées permettre de voir le futur, en réalité de simples bouts de carton.
C’est lié au fait qu’il y a depuis plusieurs spectacles une obsession autour de la science et de ses rapports avec la création artistique. Dans Les animaux sont partout, d’ailleurs, qui raconte l’histoire d’un artiste et d’une scientifique, on retrouve un peu le même procédé avec les casques de réalité virtuelle dont le contenu n’était jamais représenté qu’avec “les moyens du théâtre” (et un théâtre particulièrement pauvre), alors que le décor tout blanc aurait pu se prêter à une création vidéo très élaborée avec du mapping ou des hologrammes pour représenter les mondes virtuels.
L’utilisation des nouvelles technologies sur scène s’est beaucoup démocratisé ces dernières années. Créer un spectacle dont le support est un outil de communication et non plus la scène est-il pour vous une manière de pousser à l’extrême le phénomène ? D’en toucher les limites ?
En fait, au plan strictement technologique, ce spectacle ne va pas être très élaboré. Au contraire on peut le considérer comme “lo-fi” puisqu’il se réduit pratiquement à du texte. En tout cas on ne peut pas dire qu’il fasse un usage très “spectaculaire” de la technologie, au sens où on pourrait l’entendre par exemple d’un spectacle qui utiliserait le mapping, l’intelligence artificielle ou la cybernétique.
Peut-être que la question n’est pas exactement celle de la technologie mais celle de la médiation. Dans tous nos spectacles il y a eu des jeux avec des enchâssements de médiations. Par exemple dans Les animaux sont partout, on regarde un “spectacle de fin d’année” préparé par les personnages à partir des archives d’une caméra de surveillance qui les filme, dans lequel sont représentées des interventions d’animaux du futur. Nous jouons avec le fait que ces interventions, qui sont censées être très spectaculaires, des “coups de théâtre”, sont représentées par les personnages à l’intérieur du cadre de leur représentation et avec leurs moyens, donc avec leurs choix (le décor peint un peu kitsch, les costumes commandés sur Internet, le technicien du théâtre employé comme comédien etc.). Et en même temps on voit en permanence les personnages tels que la caméra de surveillance les filme, donc on a une superposition et parfois un télescopage de ces divers niveaux de représentation qui nous permet d’égarer le spectateur sur des fausses pistes, ou au contraire de jubiler avec lui de la manière dont ces différents niveaux se répondent, en tout cas de jouer avec la perception qu’il a du cadre de la représentation.
Dans Tragédie, c’est cette chose-là que nous essayons de pousser plus loin, avec un spectacle où la médiation prendrait pratiquement la place des acteurs, mais où le but est de voir ce qui survit de l’émotion à travers ça : est-ce qu’on peut encore parvenir à exprimer et transmettre une émotion voire atteindre un moment de grâce, dans un spectacle où des acteurs qui ne sont pas physiquement présents racontent un autre spectacle qui raconte lui-même un autre spectacle, etc.
C’est aussi (comme Les animaux sont partout) un spectacle qui réfléchit au pouvoir de la fiction et du langage. Un spectacle « en mode texte », comme certains jeux vidéo des années 80 : tout repose donc, plus encore que d’habitude, sur l’implication mentale du spectateur qui travaille pour recomposer ce hors-champ presque total de la représentation.
Je dirais que c’est aussi lié au fait que j’ai pas mal travaillé pour la radio ces dernières années, ce qui m’a amené à réfléchir beaucoup sur cette question du hors-champ comme manière d’impliquer le spectateur dans le travail de fabrication de la fiction.
Comment percevez-vous l’injonction présidentielle à utiliser des outils numériques pour partager des œuvres créées en huis clos ? Et comment, personnellement, vous positionnez-vous en tant qu’artiste sur le sujet ?
Je trouve que cela indique une méconnaissance et un relatif manque d’intérêt pour ce qui fait nos métiers. Je ne comprends pas bien pourquoi le président parle ainsi de “captations” comme d’une possibilité de faire du théâtre à distance, comme s’il suffisait de filmer des représentations à huis clos et de les diffuser en vidéo, et présente ça avec enthousiasme comme si c’était une chance, l’occasion de créer des formes nouvelles, un tigre à enfourcher etc. Je trouve un peu tordue cette façon de s’appuyer sur le confinement, qui de fait étrangle tout le secteur, pour parler avec emphase d’une révolution de l’accès à la culture et déployer toute une rhétorique de l’aubaine en employant sans cesse le mot “inventer”. Pour ma part je ne suis pas très à l’aise avec la coïncidence qui pourrait permettre de lire notre spectacle, Tragédie, comme une réponse à cette injonction. Bien sûr il y a des raisons pragmatiques de voir ce qu’on peut faire dans l’immédiat avec ces contraintes sanitaires sans précédent, mais à mon avis il serait inepte de commencer à considérer qu’on peut faire du théâtre sans les théâtres, ou en tout cas en-dehors de la présence physique commune des artistes et des spectateurs. Tragédie est une sorte de cas-limite, une expérience radicale de la médiation, mais ce n’est en aucun cas un dispositif modèle censé permettre de produire d’autres spectacles.
Le risque que les grandes entreprises du numériques profitent de la richesse créée par les artistes et acteurs culturels est régulièrement évoqué. Qu’en pensez-vous? Est-ce une réflexion qui a nourri la création de Tragédie ?
Je n’ai pas réfléchi à cette éventualité d’un détournement ou d’une captation de Tragédie par des acteurs du numérique, mais il est très clair pour moi depuis le début que ce spectacle doit être autant que possible un spectacle “comme un autre”, et à ce titre, toujours s’associer à une structure qui le fasse figurer dans sa programmation. Le système de billetterie que nous prévoyons de mettre en œuvre pour l’instant implique d’ailleurs nécessairement que les spectateurs se déplacent physiquement au théâtre pour récupérer leur place, même s’ils peuvent ensuite se trouver où ils veulent à l’heure de la représentation et la suivre depuis leurs téléphones. La seule différence avec un spectacle au sens habituel est qu’il n’y a pas de nécessité que les acteurs et les spectateurs soient physiquement au même endroit à l’heure de la représentation. Mais il reste une nécessité d’être tous là au même moment. Par ailleurs le fait d’utiliser les téléphones des spectateurs est aussi une manière de s’adresser à eux en tant qu’individus. Il faut qu’ils se soient présentés individuellement pour flasher un QR-code, etc. Il ne pourrait pas y avoir de représentation ouverte comme cela a été fait par exemple pendant le confinement avec Naissance de la tragédie de Maxime Kurvers sur Facebook Live. Il faut prendre la décision de voir le spectacle, acheter sa place et passer par un théâtre.
Comment le contexte influence-t-il selon vous le sens de votre création, pensée à un moment où les rassemblements étaient possibles ?
Comme je l’ai dit, je serais très embarrassé si cette création devait passer pour une réponse opportuniste à la contrainte du confinement. Ce projet remonte à un an et demi. Nous attendons d’ailleurs de pouvoir nous retrouver physiquement pour le répéter ; en effet il n’est, en l’état, pas compatible avec le confinement, car il y a toute une dimension “théâtre de rue” liée au fait que les acteurs qui tapent leur texte sur leurs téléphones se trouveront dans l’espace public (ils enverront parfois des photos, des vidéos et du son, en plus du texte). Donc il se pourrait très bien, même si nous n’allons pas chercher à le provoquer, que certains spectateurs les aperçoivent et puissent ainsi avoir une tout autre perception du spectacle. Car même si la médiation prend toute la place, les acteurs ne sont pas dématérialisés, il faut bien qu’ils mettent leur corps quelque part ; et il y aura dans leur jeu “écrit” une implication de cette corporéité, par la manière dont ils joueront avec l’espace et le temps grâce aux outils dont ils disposent (vitesse de frappe, fautes, part d’improvisation, selfies et vidéos, messages vocaux…).
Comment définissez-vous votre utilisation d’une « célèbre messagerie instantanée » dans Tragédie ? Est-ce un détournement, autre chose ?
Ce n’est pas un détournement : nous utilisons la messagerie comme un outil pour remplir précisément la fonction pour laquelle il a été créé, échanger des informations à distance.
On pourrait dire que c’est une expérience avec la médiation qui lui donne la plus grande place possible, au risque qu’elle finisse par remplacer le discours lui-même. C’est à dire que le cadre de l’énonciation remplacerait l’énoncé, ce qui était déjà un peu le cas, parfois, dans nos précédents spectacles.
Évidemment c’est aussi une manière de pointer le fait que notre rapport à notre environnement est de plus en plus médiatisé ; d’ailleurs l’idée de ce spectacle est en partie venue du constat que nous passions de plus en plus de temps, y compris en tant que compagnie, à échanger sur cette fameuse messagerie.
Le sujet de la discussion est le théâtre. Au-delà de ce sujet, quelle est pour vous la part théâtrale de cette proposition ?
Si l’on considère qu’il y a théâtre dès lors qu’il y a regardant et regardé, alors Tragédie est bien une proposition théâtrale. L’écran du téléphone devient comme une scène, ou un petit castelet, et sur cette scène en deux dimensions on assiste au déroulement d’une série d’événements. Par ailleurs, il se trouve que ces événements sont tous enclos dans la sphère du langage. Cela se rapproche des spectacles sonores où les acteurs sont invisibles, voire des spectacles sans acteurs, comme il y en a déjà eu pas mal. Prenons par exemple Témoignage d’un homme qui ne voulait pas en castrer un autre de Thibaud Croisy, dont toute l’expérience sensible se résume à une bande son, une lumière et une scénographie. Est-ce du théâtre ? Je dirais que oui : on est dans une salle de théâtre, on regarde les autres spectateurs qui écoutent, et le regard qu’on a sur eux influe sur la réception de ce que raconte la bande-son. Dans Tragédie on est exactement comme au théâtre ; la seule différence est qu’on n’a pas besoin d’être tous dans la même salle.
Cela rappelle aussi le prologue de Temps de pose, un de nos précédents spectacles, qui était un très long texte défilant verticalement comme au début de Star Wars. Le texte lui-même devenait objet de la représentation. Mais il y avait bien représentation, puisque des spectateurs étaient réunis pour regarder ensemble la même chose. Là c’est pareil, sauf qu’on est réuni dans un espace virtuel.
Pour moi cela cesserait d’être du théâtre si on renonçait au paramètre du temps. D’ailleurs on prévoit de supprimer le groupe peu de temps après la fin de la représentation, pour éviter que des spectateurs lisent le fil des échanges en différé, ce qui ne pourrait plus être considéré comme l’expérience du spectacle Tragédie (ce serait peut-être plus comme regarder une captation).
Vous posez la question dans votre dossier de ce qui reste du sentiment dans une discussion par messagerie instantanée. Qu’en pensez-vous aujourd’hui ? L’expérience du confinement a-t-elle fait évoluer votre interrogation ?
Peut-être qu’elle m’a donné un peu d’espoir dans la mesure où cette façon de communiquer par écrit s’est mise à prendre encore plus de place et à se faire le cadre d’un certain nombre d’échanges intimes. Mais en fait ça n’a fait que me ramener aux sensations que j’avais à la fin des années 90 quand, lycéen, je passais mes nuits à discuter sur IRC. On pouvait passer par toutes les émotions dans ces conversations dans lesquelles on n’existait que par le langage et le temps : rire, amitié, amour, colère, tout un nuancier d’émotions parfaitement authentiques. Je ne vois pas pourquoi, dès lors, l’émotion ne pourrait pas survivre à la médiation constituée par un service de messagerie instantanée, à moins qu’on ait l’intention de mettre en scène la mise à mort de cette émotion. Ce qui n’est pas notre cas.
Propos recueillis par Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
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