Au programme de la Biennale Internationale des Arts de la Marionnette (BIAM), le collectif suisse Old Masters y a présenté sa Bande originale avant d’aller rejoindre le Printemps des Comédiens à Montpellier. Une singulière et passionnante partition dont la musique, les objets, les textes et les gestes nous invitent à penser le monde depuis ses creux, son infra-ordinaire.
À voir les trois personnages de Bande originale bien calés, les uns contre les autres, sur un repli du grand tapis poilu qui constitue l’essentiel du décor de la pièce, on est d’abord tenté d’évacuer la référence à Thomas Bernhard (1931-1989) que l’on a pu deviner dans le nom du collectif suisse créateur de la pièce, « Old Masters ». Ni la créature à tête d’osier munie d’une fine trompe, d’un chapeau et habillée d’une jupe chatoyante à frou-frous, ni celle à la figure de pierre barrée d’un zig-zag et vêtue d’une robe de mariée ne semble en effet pouvoir entretenir le moindre rapport avec l’écrivain connu pour ses déclarations de haine contre son pays, l’Autriche d’après-guerre. L’individu du milieu, affublé d’un masque composé d’ordures, ne paraît guère mieux placé pour entretenir un dialogue quelconque avec l’auteur de Maîtres anciens (1985), où un certain Reger, vieux critique musical, n’en finit pas de critiquer tout ce qui fait autorité en matière d’art, de politique et même de vie quotidienne.
Mais avec Sarah André, Marius Schaffer et Jérôme Stünzi, les trois fondateurs du collectif qui se cachent sous les étranges parures décrites plus tôt, les apparences sont trompeuses. Malgré leur dégaine improbable, absurde, leurs trois bonhommes en ont dans le ciboulot. Comme Bernhard, ils sont en colère. Ils disent non à l’ordre du monde, et pas qu’une fois : ils le répètent sans se lasser, avec un plaisir évident. Ils se révoltent, mais sans prononcer un mot et en faisant très peu de gestes, avec la lenteur de ce qui est sur le point de disparaître. C’est par des surtitres que nous sont communiquées leurs pensées qui, nous expliquent-ils, ne sont pas individuelles mais collectives. Bien qu’étant des personnes différentes, les trois hommes-marionnettes ne seraient d’après les phrases qui s’affichent sur l’écran de poils traversés que d’un seul et même flux de conscience. La convention pourrait être difficile à avaler mais le grand aplomb, la précision avec laquelle Old Masters tient sa partition nous fait tout accepter avec une joie presque enfantine.
On s’engouffre dans la grotte de Bande originale. Car les poils, apprend-on, sont la paroi d’une grotte. Soit. Tout serrés dans un coin, ses habitants qui se présentent comme post-néolithiques et survivants de l’apocalypse nous laissent une place suffisante pour habiter la distance qui sépare l’image unique du spectacle, à peine en mouvement, et les phrases pleines de révolte autant que d’humour qui s’affichent au rythme de la musique composée par Nicolas Stücklin. Laquelle, explique le collectif, a servi de base à l’écriture de la pièce entière. Ce mode de création, qui se joue des pratiques habituelles basées sur la mise en scène, et même les renverse, est pour beaucoup dans la grande porosité de la forme à l’imaginaire du spectateur. Comme la lumière, joliment maîtrisée par Joana Oliveira, les costumes, la musique ou encore le texte, le public est l’une des nombreuses composantes de cette Bande très originale.
Rapidement, il est clair que les trois chimères empruntant autant au mythe qu’au prosaïque sont des doubles théâtraux des membres d’Old Masters. En exposant leur mode de pensée et de fonctionnement parfaitement horizontal, où chacun a une place équivalente à celle du voisin, les êtres coupés du monde de Bande originale se font en quelque sorte les porte-parole de Sarah André, Marius Schaffer et Jérôme Stünzi, qui depuis la naissance de leur collectif en 2014 ne cessent d’inventer des manières de faire groupe en mêlant des disciplines et des discours très divers. Les artistes présentent d’ailleurs cette pièce, qui est leur avant-dernière – ils ont créé après elle un spectacle jeune public, La Maison de mon esprit, histoire de personnages « qui font des choses avec des objets » – comme un manifeste. Sous son air très naïf, qui évoque même certaines formes d’Art Brut, Bande originale défend une conception originale de la chose artistique, qui tiendrait sa valeur d’une relation étroite avec le monde. Et même avec ce qu’il y a en lui de plus banal, donc de plus éloigné du régime du spectaculaire.
En refusant de déployer un récit au sens classique, c’est-à-dire construit autour d’événements majeurs et selon une progression linéaire, Old Masters place Bande originale dans la droite ligne de ses créations précédentes, où il se passe toujours peu de choses mais où il s’en pense beaucoup. Où il s’en pense beaucoup parce qu’il s’en passe peu. Le collectif fait ainsi œuvre de maître contre les œuvres de maîtres, du moins celles qui célèbrent la puissance du personnage et de l’action. Avec une autodérision qui prouve leur conscience de n’être pas les premiers dans l’histoire de l’art à s’opposer au diktat de la péripétie – leur démarche peut faire penser à celle d’un Georges Pérec, qui revendiquait de creuser dans l’infra-ordinaire –, les trois ermites sont des héros de l’arrière-plan, de la toile de fond. Faits en partie d’éléments de spectacles précédents d’Old Masters, ces êtres composites s’érigent de toutes leurs forces de quasi-fossiles contre le culte de la nouveauté. En mêlant dans un seul tableau les époques, en rassemblant anecdotes et réflexions politiques ou philosophiques ou encore musique contemporaine et classique, Old Masters crée un monde où tous les liens sont permis, tous les croisements conseillés.
Anaïs Heluin
Bande originale
Avec : Sarah André, Marius Schaffter et Jérôme Stünzi
Une pièce de Old Masters
Musique originale : Nicholas Stücklin
Texte, mise en scène, scénographie, costumes, interprétation : Sarah André, Marius Schaffter et Jérôme Stünzi
Création lumières : Joana Oliveira
Régie lumière : Edouard Hugli
Collaboration artistique : Anne Delahaye
Administration : Laure Chapel – Pâquis production
Diffusion : Tristan BaraniCo-production : Le Grütli, Genève et Arsenic – Centre d’art scénique contemporain, Lausanne
Soutiens : Pro Helvetia – Fondation suisse pour la culture, Organe genevois de répartition de la Loterie romande, Fondation Leenards, SSA Bourse de composition musicale, Fonds d’encouragement pour l’emploi des intermittents genevois.Durée : 1h20
Vu au Théâtre 13 – Bibliothèque dans le cadre de la BIAM à Paris
Le Printemps des Comédiens – Montpellier, dans le cadre du Centre Culturel Suisse On Tour
Les 13 et 14 juin 2023
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