Photo Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon
En compagnie des talentueux étudiants et étudiantes de la promotion M de La Manufacture de Lausanne, la metteuse en scène explore avec finesse et humour les archives de l’iconique manifestation théâtrale, et, au-delà des évolutions artistiques, révèle avec brio la mutation du halo politique et sociétal qui l’entoure. Présenté au Théâtre Vidy-Lausanne, le spectacle débarque au Festival d’Avignon.
Spectacle après spectacle, Fanny de Chaillé continue de creuser et d’approfondir son sillon, celui de la transmission. Depuis Le Choeur, créé lors de l’édition 2020 du Festival d’automne à Paris dans le cadre du dispositif Talents Adami Théâtre, la metteuse en scène et désormais directrice du Théâtre national de Bordeaux en Aquitaine (TnBA) se plaît à passer le flambeau théâtral. Aux commandes d’une jeune et nouvelle génération de comédiennes et de comédiens, elle leur apprend à se mesurer à un plateau nu, à construire un spectacle à la seule force du jeu, mais aussi à remettre en perspective leurs pratiques d’actrices et d’acteurs, à les inscrire dans cette temporalité artistique qui les fonde, et qu’elles dépassent. Avec deux comédiennes (Margot Viala et Valentine Vittoz) et deux comédiens (Malo Martin et Tom Verschueren) qui, déjà, faisaient vibrer Le Choeur, Fanny de Chaillé avait magnifiquement bâti, en 2022, Une autre histoire du théâtre. Dans un mélange de gourmandise non feinte et d’ironie mordante, elle avait demandé à ces quatre jeunes gens d’entremêler archives mémorables et retours d’expérience, grands moments scéniques et petits instants vécus pour interroger leurs pratiques du théâtre, sa fabrique et ses évolutions, et avait réussi à transformer ce qui aurait pu être scolaire, élitiste et ennuyeux en expédition intime et universelle, drôle et brillante. En compagnie des étudiantes et des étudiants de la promotion M du Bachelor Théâtre de La Manufacture – Haute école des arts de la scène, basée à Lausanne, la metteuse en scène remet le couvert, tout en resserrant la focale. Au cours de cette nouvelle exploration, elle se concentre sur le Festival d’Avignon, duquel elle a ouvert les foisonnantes archives collectées depuis sa création en 1947, et donne les moyens à la jeune génération qu’elle dirige de se réapproprier son histoire, et de la scruter à 360 degrés.
Comme pour souligner cette irruption du passé dans le présent, et inversement, Fanny de Chaillé inaugure Avignon, une école avec un tableau spectral où, sous des lumières blafardes, une scène d’Einstein on the beach, l’opéra révolutionnaire créé par Philip Glass et Bob Wilson dans la Cité des Papes en 1976, reprend vie. D’entrée de jeu, ce prologue, fondé sur cette célèbre et hypnotique suite de chiffres répétée inlassablement de un à huit, décale le regard et crée un tremplin pour parcourir, à bras-le-corps, une large part de l’histoire de la manifestation théâtrale, de 1947 à 2023. Au fil des scènes réactivées par les étudiantes et les étudiants de La Manufacture, se croisent, comme une évidence, les grands noms qui ont fait le Festival, de Jean Vilar à Gérard Philipe, de Maria Casarès à Isabelle Huppert, les metteurs en scène et chorégraphes qui ont compté et imprimé leur marque artistique, de Maurice Béjart (Messe pour le temps présent, 1967) à Pina Bausch (Kontakthof, 1981), d’Antoine Vitez (Le Soulier de Satin, 1987) à Anatoli Vassiliev (Médée Matériau, 2002), et surtout ces spectacles qui ont suscité l’engouement ou, à différentes échelles, défrayé la chronique, du Paradise Now du Living Theatre (1968) au Papperlapapp de Christoph Marthaler (2010), en passant par After Sun de Rodrigo Garcia (2002). Égrenés avec une fluidité dramaturgique remarquable, ces fragments, que les actrices et les acteurs se réapproprient sans jamais les caricaturer, sont entrecoupés par des témoignages d’artistes à propos de leur expérience festivalière – y compris lors de l’annulation de 2003 –, de spectatrices et de spectateurs charmés ou décontenancés par ce qu’ils viennent de voir, de journalistes souvent (très) critiques, à l’image de ceux de l’iconique émission de France Inter, Le Masque et la Plume, mais aussi de ces jeunes comédiennes et comédiens de notre temps qui prennent, à intervalles réguliers, du recul sur l’histoire qu’ils tricotent et la regardent avec les lunettes artistiques et politiques du présent.
Et c’est là que Fanny de Chaillé réussit son coup. Plutôt que de se contenter d’empiler des morceaux de l’histoire théâtrale pour reconstituer une simple frise chronologique, elle parvient à mettre en relief les multiples évolutions du Festival d’Avignon, à ausculter sa mythologie – au sens de Roland Barthes –, celle d’un événement de société. Évidemment, chaque spectatrice et spectateur aguerri pourra se satisfaire de déguster quelques madeleines de Proust en reconnaissant telle ou telle pièce, en voyant se réactiver des souvenirs intenses à la vue d’un geste emblématique, d’une musique entêtante ou d’une tirade iconique, mais l’expérience ne s’arrête pas là. Car, derrière les cris des martinets noirs et les cymbalisations des cigales, Fanny de Chaillé explore le halo artistique et sociétal produit par le Festival. De proche en proche, les scènes qui s’enchaînent alimentent une dynamique réflexive qui confronte les regards du présent aux objets théâtraux du passé. Par la bande, elle donne à apprécier l’ampleur de l’évolution de l’art théâtral, des pratiques des actrices et des acteurs, en même temps que celles des désirs, des attentes et des limites du public. On se surprend alors à rêver de voir renaître des spectacles qui, s’ils ont pu choquer hier, feraient sensation aujourd’hui ou, à l’inverse, à trouver un brin surannés ces façons de jouer pour le moins ampoulées qui, hier, étaient pourtant portées au nu. Surtout, à travers cette métamorphose de l’art dramatique et la mutation des réactions qu’il produit, c’est la transformation d’une société toute entière que Fanny de Chaillé met en évidence, à laquelle le théâtre, en reflet, apparaît intrinsèquement, et plus que jamais, connecté.
Cette déclaration d’amour, à mots couverts, au Festival d’Avignon, restauré dans son statut de coeur battant, et turbulent, du théâtre français, voire international, profite aussi du regard neuf de cette nouvelle génération qui n’a sans doute, exceptés peut-être les tout derniers (Sans tambour de Samuel Achache et Carte noire nommée désir de Rébecca Chaillon), pas vu les spectacles qu’elle prend plaisir à réactiver. Sans jamais souligner leurs intentions, et c’est heureux, les comédiennes et comédiens, armés de la fougue liée à leur jeunesse et de l’impertinence liée leur âge, interrogent l’histoire qu’ils font défiler sous nos yeux. Parfois ironiquement, lorsqu’ils font de Gérard Philipe l’idole de leurs grands-mères ou qu’ils soulignent le manque de têtes d’affiches suisses dans le paysage théâtral contemporain au-delà de Christoph Marthaler et de Milo Rau ; parfois plus sérieusement, lorsqu’ils pointent du doigt le choix de ces classiques qui ne passent pas le test de Bechdel. Sous les lumières finement travaillées de Willy Cessa, qui évoquent l’ambiance scénographique des pièces convoquées, toutes et tous peuvent s’appuyer sur une aisance remarquable, transcendée par la direction de Fanny de Chaillé. D’abord invités à se fondre dans un découplage corps/voix pour reproduire les fragments les plus anciens, les actrices et les acteurs tendent vers toujours plus d’incarnation directe à mesure que le temps avance et que les pratiques de leurs aînés se rapprochent des leurs. Tantôt drôle, tantôt émouvante, cette traversée leur donne l’occasion de faire montre, à la fois, d’un vrai sens du collectif et de leur talent individuel, et surtout d’entrer, à leur tour, dans la belle et grande histoire d’Avignon.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Avignon, une école
Conception et mise en scène Fanny de Chaillé
Avec les étudiant·es du Bachelor Théâtre de La Manufacture – Haute école des arts de la scène : Eve Aouizerate, Martin Bruneau, Lunas Desmeules, Mehdi Djouad, Hugo Hamel, Maëlle Héritier, Araksan Laisney, Liona Lutz, Mathilde Lyon, Elisa Oliveira, Adrien Pierre, Dylan Poletti, Pierre Ripoll, Léo Zagagnoni, Kenza Zourdani
Assistanat Grégoire Monsaingeon, Christophe Ives
Conception lumières Willy Cessa
Conception sonore Manuel Coursin
Costumes Angèle Gaspar
Régie générale Emmanuel Bassibé, Robin Dupuis
Collaboration à la copie d’archive Tomas Gonzalez
Apprenti techniscéniste Amon MantelProduction La Manufacture – Haute école des arts de la scène, Lausanne ; TnBA – Théâtre national de Bordeaux en Aquitaine
Avec l’aide du Théâtre Vidy-Lausanne et les soutiens du Domaine Musique et Arts de la Scène de la HES-SO, de la Fondation Ernst Göhner et de la Fondation Françoise Champoud (Lausanne)Durée : 1h45
Vu le 5 juin 2024 au Théâtre Vidy-Lausanne
Festival d’Avignon 2024
Cloître des Célestins
du 10 au 12 juillet, à 21h et 23h59
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