Comme chaque été à Nexon, petite commune de Haute-Vienne où il est implanté, le Pôle National Cirque Le Sirque a fait son festival. Du 9 au 19 août, le parc du château et la place de la ville furent un cadre passionnant pour les arts de la piste. Ils y ont habité quelques grandes questions du présent, sans oublier de célébrer celui-ci par la fête.
Aux Multi-Pistes, anciennement appelé « La Route du Sirque », on ne vient pas pour découvrir en un temps record un maximum de créations circassiennes récentes. Situé au mois d’août, dans la campagne limousine qui n’est guère la plus accessible par les transports, ce festival porté par Le Sirque – Pôle National Cirque de Nexon, est aussi loin de prétendre attirer tout ce qu’il existe de programmateurs intéressés par les arts du cirque. Son ambition est autre. Dirigé depuis 2014 par Martin Palisse, ce festival a la qualité rare d’offrir un regard singulier sur le paysage circassien actuel, dans toute sa diversité. Le site, superbe, s’y prête : créé par le comte de Choulot au XIXème siècle, le parc de Nexon, situé face à son château du XVIIème siècle, souligne la singulière beauté des chapiteaux qui y sont installés pour l’occasion, avec un bar et parquet de bal où se vivent les entre deux spectacles et les fins de soirée.
Les couleurs arlequin du Vaisseau, chapiteau permanent inauguré fin 2020, flamboient d’autant plus qu’elles sont rejointes par des toiles qui leur font écho, ainsi que par la physionomique accueillante et aguicheuse des foodtrucks venant proposer aux spectateurs de quoi tenir bon toute une soirée de cirque. Aux Multi-Pistes, le cirque mène une vie qu’il ne mène nulle part ailleurs, étroitement liée à une réalité locale, rurale mais aussi marquée de longue date par les arts du cirque, depuis l’arrivée en 1987 de l’École Nationale du Cirque Annie Fratellini avec ses stages d’initiation aux Arts du Cirque pour enfants et adolescents. Martin Palisse et son équipe savent faire renaître chaque été le mélange de surprise et d’évidence, de perturbation et d’appel à la rencontre que dut susciter en son temps l’arrivée d’Annie Fratellini à Nexon.
Des fragments qui rassemblent
Resserré cette année sur un temps fort du 9 au 19 août, après avoir été pendant plusieurs années étendu sur une durée plus longue, Les Multipistes ont noué une relation étroite et passionnante à leur environnement. Choisi par Martin Palisse comme fil rouge de l’édition, le spectacle 23 fragments de ces derniers jours de la « circographe » Maroussia Diaz Verbèke et le collectif brésilien Instrumento de Ver est pour beaucoup dans cette réussite. Créé dans un aller-retour entre France et Brésil par des artistes exilés de leur pays pour fuir le pouvoir de Bolsonaro, impropre à la création artistique, cette pièce est selon les termes du directeur du Sirque « l’une des rares grandes formes de cirque à posséder une vraie écriture, et à être capable de rassembler un public très large. J’apprécie beaucoup le fait qu’avec 23 fragments, les aficionados du spectacle vivant partagent le plaisir de personnes qui ne vont pas souvent au spectacle. Il est important pour moi de continuer à défendre la mixité, à ne pas faire un festival où telles personnes iraient voir tel spectacle, où telles autres iraient voir autre chose ».
Construit comme un journal de création en mouvement, régulièrement visité par des souvenirs d’un Brésil plus ancien, 23 fragments de ces derniers jours réussit notamment sa prouesse fédératrice grâce à l’engagement physique de ses six interprètes-créateurs, ainsi qu’à la musique brésilienne qui les porte sans les pousser au cliché, à l’exotisme. L’écriture de Maroussia Diaz Verbèke, qui emprunte la voie du « troisième cirque » – c’est le nom de sa compagnie – venant après le cirque traditionnel et le nouveau cirque sans faire table rase de ces deux périodes de l’histoire de la discipline, se mêle avec bonheur avec la puissance de fête et de résistance des artistes brésiliens. Jouant avec tous les codes du cirque – le circulaire, la musique ou encore les changements de plateau qui se font à vue –, la « circographe » réalise avec cette pièce une nouvelle étape importante dans la recherche qu’elle mène depuis son spectacle-manifeste Circus remix (2017). Venu en nombre y assister, le public de Nexon a pu en profiter pour découvrir d’autres formes, plus modestes en matière de moyens mais non d’exigence.
Une constellation de duos
Parmi les pièces que nous avons pu voir lors de notre séjour à Nexon, les duos sont parmi les plus belles et abouties. Citons le remarquable Cuir d’Arno Ferrera et Gilles Polet, René de la compagnie Sinking Sideways et La Boule de Liam Lelarge et Kim Marro. Formant autour de 23 fragments de ces derniers jours une sorte de constellation, ces pièces relèvent pour la plupart d’une tendance artistique assez récente dans le milieu du cirque : la multiplication de spectacles construits autour d’un seul geste ou d’une seule image, qui sont poussés jusqu’à leur limite. « Il y a eu auparavant la mode de la monodiscipline ; avec ces pièces qui revisitent le duo acrobatique, c’est le corps-à-corps qui est seul au cœur de pièces très différentes les unes des autres, mais toutes très denses et d’une durée assez brève », observe Martin Palisse. En mettant en scène avec une grande précision la relation de deux personnes, ces formes en interrogent avec finesse les possibles. Le travail du corps débouche alors sur une pensée qui selon les cas peut être d’ordre psychologique, éthique, politique.
Les duos résonnent alors avec 23 fragments de ces derniers jours, qui donne à voir un collectif en mouvement, un groupe dont dépendent les actions de chaque artiste. Chaque duo creuse un aspect particulier de la relation à l’Autre. Dans Cuir par exemple, Arno Ferrera et Gilles Polet, vêtus simplement de harnais en cuir que le premier a fait fabriquer par une famille de selliers de Saint-Agricol pour en faire leur agrès, mettent en gestes l’idée du « pouvoir avec l’autre ». Comme ils l’expliquaient dans le cadre de l’émission de radio « Warm up », menée tantôt par Martin Palisse tantôt par les élèves du Centre National des Arts du Cirque (CNAC) en ouverture de soirée lors du festival, les deux artistes cherchent par leur partition aussi sensuelle qu’acrobatique à « élargir le spectre de la masculinité ». « Sans chercher à éduquer sur le sujet, nous partageons à travers notre travail sur le corps notre réflexion sur les masculinités plurielles ». Le Sirque aime à mettre des mots sur les gestes, et inversement. On y prend le temps de penser les évolutions du cirque et du monde, sans éviter les sujets qui peuvent crisper, diviser.
Le Sirque fait débat
Par goût pour cette rencontre de la parole et du cirque, qu’il pratique lui-même avec bonheur au plateau depuis Time to tell (2020), Martin Palisse accueille très régulièrement des formes où le théâtre se joint au geste. Il n’y en a cette année qu’un seul : La Boîte de Pandore où Marion Coulomb, autrice et unique interprète du spectacle, fait de la piste un lieu de réparation intime. Utilisant elle aussi l’unité du fragment, alternant passages musicaux, récit et corde lisse, l’artiste dit le viol qu’elle a subi. Elle affirme « partir de cette histoire personnelle et s’adresser à toutes et tous », sans hélas y parvenir tout à fait. Faute d’une épure suffisante, et d’une véritable nécessité dans le rapport entre théâtre et acrobatie, la pièce a tendance à se réduire à son sujet. Le choix de Martin Palisse de placer cette proposition sur la place de Nexon en souligne toutefois le courage et la sincérité. « Je souhaitais que cette parole intime se déploie sur la place publique. Je pense que ce spectacle est important dans le parcours de Marion Coulomb, qui a à mon avis les qualités nécessaires pour développer une identité artistique vraiment intéressante. Cela notamment parce qu’elle défend un rapport au théâtre qui a tendance à se distendre depuis quelques temps. Sa venue cette année à Nexon est pour moi le début d’une relation avec l’équipe du Sirque et le territoire ».
Le geste de Marion Coulomb n’a pas laissé ses spectateurs ni les habitants indifférents. « Les réactions ont été plus fortes que je ne m’y attendais. Et j’en suis ravi, car en tant que directeur artistique, sans chercher du tout la provoque, j’aime à pousser un peu le bouchon, à trouver comment la rencontre entre le cirque et un territoire peut faire ne serait-ce qu’un peu bouger les lignes, comment elle peut faire penser autrement ». Cuir, qui a déjà suscité en tournée des réactions homophobes, aurait pu provoquer le même type de rejet de la part de certains spectateurs. Ce ne fut heureusement pas le cas. Un bruit circulant au Sirque a toutefois soulevé un autre problème : des artistes programmés aux Multi-Pistes auraient par le passé tenu des propos véhéments sur Cuir, selon lesquels « on ne peut plus faire ça, montrer la violence et la masculinité toxique ». Avec raison, Martin Palisse juge Cuir aux antipodes de cela. « Ce type de réaction est symptomatique du manque d’empathie qui existe aujourd’hui entre les artistes, ainsi que d’un rapport problématique au politique. C’est très dangereux pour nos métiers ».
Préparer le cirque du futur
C’est entre autres raisons pour contribuer au rétablissement de relations plus douces, plus collaboratives entre artistes que Martin Palisse a décidé d’accueillir pour la première fois Les Échappées du CNAC, présentations individuelles des élèves réalisées à l’issue de leur cursus. « En programmant ces formes, créées avant le spectacle de fin d’année qui lui est diffusé de longue date, la nouvelle directrice de l’école Peggy Donck et moi souhaitons permettre aux élèves de s’ouvrir davantage sur le monde professionnel. Ils n’y étaient jusque-là pas suffisamment préparés, surtout la 35ème promotion qui a pâti d’un contexte difficile, du fait du Covid ainsi que d’une affaire MeToo qui a mené à un changement de direction. Il est évident pour moi que les artistes de ma génération ont un devoir de transmission envers ces jeunes artistes. Toute l’équipe a été préparée à leur accueil. Nous affirmerons encore notre geste par la suite, en invitant notamment les élèves de première année en tant que bénévoles, afin de leur faire vivre ce que veut dire accueillir un artiste. En France, l’artistique est très cloisonné de la logistique, ce qui n’est à mon sens pas une bonne chose ».
À travers les artistes qu’il accueille en résidence et qu’il soutient en production, Le Sirque ne cesse de préciser les contours du cirque qu’il souhaite voir se développer. Il est divers, mais toujours animé par un esprit à la fois exigeant et populaire, et souvent par un désir de s’inscrire dans l’histoire d’une discipline tout en s’ancrant au présent. Seul duel de Mathias Lyon, né pendant ces Multi-Pistes, offre un exemple parfait de la démarche du Sirque envers la création. Entré à 17 ans chez Bartabas et son Théâtre Zingaro, le cavalier danseur tente seul avec un cheval qu’il commence tout juste à dresser d’inventer une suite à la fameuse aventure collective où il s’est formé. Accompagné par Julien Defaye, qui incarne une mystérieuse figure masquée, l’accompagnant dans une série de métamorphoses, l’artiste compose un rituel dont le minimalisme et l’étrange le placent à grande distance de l’endroit d’où il vient. Sans être encore tout à fait mûre, sa proposition témoigne d’une démarche singulière et d’une conscience aiguë de l’état de l’art équestre et de ses possibles inexplorés.
« Il est important de montrer aux spectateurs le travail de jeunes artistes, comme Mathias Lyon, les élèves du CNAC ou encore Marion Coulomb. Cela participe autant de notre mission de service public qui me tient à cœur que le fait de programmer des spectacles au succès déjà éprouvé ». La fête, le rire font aussi partie pour le directeur du Pôle National Cirque de cette mission. Pour preuve la venue du phénomène Marc Prépus, qui fait musique et chanson de tout, avec une irrévérence charmante et rassembleuse. S’il a quelque chose du clown, cet artiste n’est pas de la maison cirque. En plus de chercher à améliorer le dialogue, à favoriser la pensée entre acteurs de sa discipline, les Multi-Pistes entretient un bel échange avec l’extérieur, avec l’art tel qu’il se pratique ailleurs.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
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