Au Théâtre de la Tempête, Armel Roussel transforme la « tragédie enfantine » de Frank Wedekind en célébration fougueuse et sexuée de la jeunesse insouciante et de ses émois tourmentés. Jusqu’à en oublier, parfois, la gravité.
« Alors ouais on déconne / Ouais ouais on étonne / Nan nan c’est pas l’école qui nous a dicté nos codes / Nan nan génération nan nan. » Là où, en 2010, Guillaume Vincent avait fait valser son Éveil du printemps, furieusement revisité, au rythme de Britney Spears et de Marie Laforêt, Armel Roussel a décidé de placer le sien sous le haut patronage de Diam’s et de sa célèbre Boulette, balancée d’entrée de jeu, en fond de scène, par les musiciennes-chanteuses de Juicy, Julie Rens et Sasha Vovk. Ce qui pourrait passer pour une coquetterie contemporaine, une manière de faire entrer, au chausse-pied, la pièce de Frank Wedekind dans notre temps, est, en réalité, savamment calculé. A y regarder de plus près, les paroles de la rappeuse et leur lot d’allusions au viol, au suicide, à la révolte d’une jeunesse en mal de repères et en rupture de ban avec le milieu scolaire résonnent curieusement avec la « tragédie enfantine » du dramaturge allemand. Façon de prouver, en une référence, l’étonnante modernité de ce dernier, mais aussi l’atemporalité de tourments adolescents qui, à plus d’un siècle d’écart, paraissent toujours criants.
Contrairement à Clément Hervieu-Léger qui en avait livré, il y a deux ans, une version aussi noire que sublime à la Comédie-Française, Armel Roussel a fait le choix de la fureur de vivre pour décrire le quotidien de cette douzaine d’ados âgés de quatorze ans. Comme pris entre deux feux, entre la douceur de l’enfance et la dureté du monde des adultes, entre un besoin de protection et une envie de grandir, entre une ignorance entretenue et un désir de tout expérimenter, tous n’en sont pas au même point de leur éveil. Quand Ilse et Melchior en savent déjà, pratiquement ou théoriquement, long sur « les mystères de la vie », Moritz et Wendla commencent tout juste à y songer, l’un en osant à peine y toucher et l’autre en rêvant secrètement au fouet, alors que Jeannot et Ernst tentent, de leur côté, d’apprivoiser leur attraction mutuelle. Soumis à une société conservatrice, à une éducation parentale et scolaire qui refuse, à une exception près, de regarder l’inéluctable montée du désir en face, chacun va devoir s’en remettre à lui-même pour apprendre, comprendre et découvrir, au long d’un chemin tortueux pavé de sauvagerie et de faux pas mortifères.
A ces derniers, Armel Roussel n’a, sans totalement les délaisser, pas fait la part belle. Dopé à l’énergie scénique, son Éveil du printemps est avant tout une célébration de la jeunesse et des corps, une fête où l’insouciance et le désir seraient rois, où la montée de sève qui irrigue les bourgeons prêts à éclore emporterait tout sur son passage. Au lyrisme de Wedekind, malheureusement relégué, le plus souvent, au second plan, le metteur en scène a préféré les sous-entendus à double sens et l’humour, y compris dans les moments les plus sombres, comme si la naïveté adolescente n’avait pas de limites et pouvait faire rire et danser les jeunes gens jusque sur les tombes. Hyper sexuée, capable de dénuder les corps et de déflorer les esprits, la dynamique du groupe, excité par les lumières chaudes d’Amélie Géhin, prend régulièrement le pas sur les partitions individuelles et impose un rythme endiablé. Sans aucun temps mort, elle profite de l’engagement d’une belle troupe, tonique et soudée, qui ne recule devant aucune audace pour faire éclater au grand jour le bouillonnement intérieur des personnages. Quitte à se rouler dans ce terrain boueux où les anciens enfants s’amusent et les futurs adultes s’enlisent.
Sauf que ce déploiement d’énergie, aussi entraînant et frais soit-il, a un revers. A trop vouloir jouer les ados, avec un ton parfois candide, les comédiens n’échappent pas à quelques faussetés, inhérentes à cette direction d’acteurs juvénile, parmi les plus difficiles à tenir, et un peu trop univoque, jusqu’à obérer la transformation de ces gamins devenus trop vite des grands. Surtout, convaincu que l’oeuvre de Wedekind n’est « en rien » une pièce à thèse, Armel Roussel en a gommé une bonne partie de la gravité et a traité avec un surplus de légèreté ses tournants les plus dramatiques. Focalisé sur les figures adolescentes, il néglige dans son adaptation les personnages adultes, sans qui, pourtant, rien ne pourrait dégénérer aussi affreusement. Ce n’est qu’à cause de la chape de plomb morale qu’ils instaurent, de leur puritanisme aveugle et de leur conservatisme forcené que les parents conduisent, par l’inculture qu’ils cultivent, leurs enfants au viol, au suicide, à l’avortement, et, en définitive, à la mort. On regrette alors que cette version de la pourtant bien nommée « tragédie enfantine » cherche, même dans ses dernières encablures, davantage à faire rire qu’à ne prendre à la gorge.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
L’Éveil du printemps
Texte Frank Wedekind
Adaptation et mise en scène Armel Roussel
Avec Nadège Cathelineau, Romain Cinter, Thomas Dubot, Julien Frégé, Amandine Laval, Nicolas Luçon, Berdine Nusselder, Sophie Sénécaut, Lode Thiery, Uiko Watanabe, Judith Williquet, et les musiciennes-chanteuses Juicy (Julie Rens, Sasha Vovk) en alternance avec Elbi
Lumières Amélie Géhin
Costumes Coline Wauters
Son Pierre-Alexandre Lampert
Maquillages Urteza da Fonseca
Assistant à la mise en scène Julien Jaillot
Collaboration artistique Nathalie BorléeProduction [e]utopia[4] & Studio Théâtre National Wallonie-Bruxelles
Coproduction Théâtre National Wallonie-Bruxelles, CDN de Normandie-Rouen, la COOP asbl & Shelter Prod
Avec le soutien du Centre des Arts scéniques, de la Fédération Wallonie/Bruxelles – Service Théâtre, d’ING et du Tax Shelter du gouvernement fédéral de Belgique et de la Ville de Paris
Le Théâtre de la Tempête est subventionné par le ministère de la Culture, la Région Ile-de-France et la Ville de Paris.Durée : 2h30
Théâtre de la Tempête
du 27 février au 29 mars 2020
bien aimé à lire ce commentaire de la pièce après l’avoir vu la veille, ce me qui fait m’a ouvert à mieux saisir les carences de cette adaptation que j’avais ressenti, comme l’excès de légèreté, un dramatique pas suffisamment mis en avant suite à l’enchainement endiablé des scènes….