Installation sonore qui vient clore une saison consacrée une fois de plus aux multiples possibilités de friction entre la musique et la scène, Symphonie des souvenirs vient nous rappeler le rôle essentiel et exigeant de la Pop. En invitant l’artiste tout terrain Charlie Aubry, la péniche se fait caisse de résonance de nos mémoires-passoires. Pour mieux palper du bout des oreilles les souvenirs perdus…
Qu’est-ce qu’un souvenir ? Par quels chemins étranges passe la mémoire ? La musique peut-elle raviver des zones oubliées du passé ? A un certain âge, la mémoire fait défaut, défaille et déraille. Que reste-t-il alors de ce qui tisse une vie ? Si nos souvenirs se perdent dans les méandres de notre cerveau, le corps n’en garde-t-il pas à jamais la marque secrète et cachée ? Sujet passionnant que ce lien à la fois infime et fort, intime et collectif, entre musique et mémoire qu’a choisi d’explorer la Pop en ce printemps 2023. Chaque année, la péniche amarrée sur le bassin de la Villette qui oeuvre comme un laboratoire de recherche en création et médiation autour de la musique et du son et leur impact dans nos vies personnelles ou dans notre écosystème sociétal, propose dans sa cale accueillante une exposition en forme d’installation sonore et visuelle. Expérience flottante et enveloppante qui doit beaucoup à son contexte, la boîte noire du bateau, coupée de l’agitation urbaine extérieure, et au choix des artistes invités à y présenter le fruit de leur travail.
Inaugurée dans le cadre élargi de la Nuit Blanche à Paris avec un concert en plein air répartissant ses musicien.nes sur le dos de la péniche et sur le quai, Symphonie des souvenirs a fait miroiter ses contrastes entre l’ambiance estivale légère et joyeuse extérieure qui encadrait le premier concert et la mélancolie douce de l’installation à l’intérieur, entre la lumière écrasante du soleil de fin d’après-midi et l’obscurité pénétrante de la cale, éclairée en pointillé par les néons courant dans les oeuvres, entre l’art vivant de la musique en live et la diffusion spatialisée de la bande son de l’installation. Un choc des contraires vivifiant qui réveilla nos dualités multiples, notre appétence pour la vie qui brille et irradie, notre penchant pour le repli solitaire et la contemplation rêveuse. Car il y a quelque chose de l’ordre de la méditation qui s’impose lorsqu’on se glisse et évolue entre les panneaux de plexiglas suspendus imaginés par Charlie Aubry, nouveau maître à bord, capitaine artistique de ce résultat collectif, chargé de la beauté de ce qui s’y joue.
En effet, cette oeuvre a été imaginée et conçue dans un contexte particulier, intergénérationnel et pluridisciplinaire, à la rencontre de résident.es de l’EHPAD COS Alice Guy, situé à proximité de la Pop, avec qui Charlie Aubry a mené des entretiens et fait appel à leurs souvenirs en leur proposant de les dessiner sur du papier à partition. Ces ateliers ont été suivis par des compositeur.ices et musicien.nes invités à improviser en direct dans l’inspiration de chaque illustration. Puis les dessins, divers et variés, tremblants ou assurés, figuratifs ou abstraits, ont été confiés aux trois classes d’improvisation du Conservatoire Jacques Ibert du 19ème arrondissement dirigées par Mie Ogura. Les enfants se sont ensuite emparés de cette matière visuelle spontanée, maladroite et extrêmement touchante, pour la transcrire en musique contemporaine. Le fruit de ce parcours en étapes successives comme autant de couches convoquant notre rapport à la mémoire, a pris la forme d’un concert inaugural et de l’installation à voir jusqu’au 2 juillet.
Plasticien, musicien, sculpteur et dessinateur, Charlie Aubry cultive l’art d’archiver le présent dans des installations étonnantes qui mettent régulièrement en scène nos objets du quotidien pour mieux les détourner et les animer dans des assemblages poétiques et narratifs aussi technologiques qu’artisanaux. Sa création semble opérer à la jonction des temporalités, à l’intersection du passé et du futur, dans un présent empreint de l’avant et déjà propulsé dans l’après. Bidouilleur électronique autodidacte, il n’aime rien tant que court-circuiter des machines, bricoler à partir de sons et d’enregistrements en tout genre et oeuvrer à la frontière de la matière sonore et visuelle en agençant ses outils d’expression de sorte à créer un environnement immersif, à la fois sensitif et réflexif. Collecter des souvenirs pleins de trous, imaginer des partitions musicales comme des patchworks mémoriels, une réponse en musique à la mémoire qui s’accroche et se délite, il y a quelque chose de l’ordre de l’enfance et de la fantaisie qui côtoie de près une certaine gravité et poésie dans ce dédale de panneaux miroitants, gravés de phrases recueillies, réfléchissant nos visages dans des jeux de transparence troublants.
On retrouve avec plaisir ce qui fait la marque de fabrique de Charlie Aubry dans cette Symphonie des souvenirs qui se visite en prenant son temps. “Les mots me manquent”, “je n’arrive pas à trouver le mot”, “je ne peux pas vous raconter”… On glane de ci de là des phrases qui disent l’impuissance à dire et ressusciter le passé. Et pourtant. En déambulant entre les vitres-vitrines, dans cette présence sonore mouvante où les mots gravés semblent s’effacer, dans cet espace de vertige peuplé de fantômes, on se dit que si les souvenirs, petit à petit nous échappent pour ressurgir sans prévenir, libres et volatiles, anguilles insaisissables, c’est peut-être dans les interstices qu’ils se nichent, attendant leur heure. Entre le mot, l’image et le son par exemple. Dans l’espace vertical entre les doubles panneaux verticaux où l’artiste a déposé – clin d’œil au microcosme des jouets de l’enfance ? – de minuscules personnages. Dans les jeux d’échelle et de hauteur de suspension. Chacun son interprétation dans cette exposition énigmatique et onirique qui agit comme un labyrinthe émotionnel. En son juste milieu, les portes en bois d’une vieille armoire, de celles qui ont longtemps vécu et qui en ont vu, se tournent le dos, vissées entre elles. Comme dos à dos, deux miroirs s’y dressent et nous renvoient à notre lente déambulation, à ces bribes mystérieuses, ces miettes de mémoire, nous chuchotant que c’est sûrement dans nos échos que circulent les sédiments de nos existences éphémères.
Charlie Aubry crée un espace-temps qui n’existe pas dans lequel il fait bon marcher ou se poser. Sur les coussins et couvertures disposés en grappes de banquettes, le public est invité à rester. C’est une symphonie qui se visite. Une atmosphère musicale qui se dépose en nous. Un environnement fait d’absences et de présences qui distille sa nébuleuse impénétrable. Une expérience qui accueille toutes les générations et nous rappelle à quel point l’art nous rapproche et qu’il peut être la tentative indescriptible et fugitive de se draper dans l’invisible.
Marie Plantin – www.sceneweb.fr
Symphonie des souvenirs
Conception Charlie Aubry
Production La Pop
Remerciements Imma Santacreu, Hèctor Parra i Esteve, Sebastian Adams, Mié Ogura, l’équipe et les résident·e·s de l’EHPAD COS Alice Guy, les élèves des classes d’improvisation du Conservatoire Jacques IbertDu 3 juin au 2 juillet 2023
Installation en accès libre
A voir du mercredi au dimanche de 13h30 à 19h30
A la Pop – péniche amarrée sur le bassin de la Villette
Face au 61 Quai de la Seine
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