Malgré la direction d’Alain Françon, Antoine Mathieu peine à tirer profit du monologue déstructuré et nébuleux de Rainald Goetz.
En ce mois de novembre, on pourrait croire qu’Alain Françon a le don d’ubiquité. Alors que sa Seconde surprise de l’amour triomphe au Théâtre de l’Odéon, portée par une troupe étincelante et la limpidité de sa lecture de l’œuvre de Marivaux, le metteur en scène s’attaque, au Théâtre 14 et à la demande du comédien Antoine Mathieu, au retors Kolik de Rainald Goetz. Monologue intimiste et aride – dont Hubert Colas avait livré, voilà quelques années, une version à la scénographie mémorable –, ce projet paraît en bien des points aux antipodes du marivaudage, sous-tendu par un texte à l’hermétisme intensément travaillé qui ne se laisse ni approcher, ni percer à jour, par le premier spectateur venu. Tant et si bien qu’il prend le risque, pour peu qu’on le laisse filer sans chercher à en trouver la clef, d’abandonner nombre d’esprits sur le bas côté.
Troisième partie de la trilogie Guerre composée dans les années 1980 par l’écrivain allemand, Kolik repose sur une écriture chaotique qui opère davantage par glissements sémantiques successifs que par enchaînements logiques. Tout se passe comme si, dans la tête de cet homme alcoolique, qui ne cesse tout au long de son soliloque d’amplifier son ivresse, le langage avait entrepris une course de fond avec la conscience, jusqu’à la dépasser complètement. Dès lors, tels des boulets de canon sortis de nulle part, ou plutôt des tréfonds de l’âme, les mots s’imposent sans attendre d’être convoqués et déséquilibrent leur locuteur qui doit se résoudre à se laisser gouverner par leur empire, à les vomir plutôt qu’à les contrôler. Dans ce magma textuel fragmentaire, signe d’un effondrement en cours, il est tout autant question d’enfance que de science, de douleur que de sexualité, de noirceur que de lumière, et surtout de ce que tout un chacun pourra y voir, et y projeter, en fonction de son appréhension de sa poétique.
En amoureux des textes qu’il est, Alain Françon place celui de Kolik, comme d’autres avant lui, au centre de tout. Campé sur un plan incliné – qui peut faire penser, à la manière d’un lointain cousin, à celui de Toujours la tempête que le metteur en scène avait monté en 2015 à l’Odéon –, Antoine Mathieu ne peut s’appuyer que sur un fauteuil club, un sac de couchage, un modeste écran où s’égrènent les chapitres et une bouteille de gin pour lui tenir compagnie. Formellement radical, le travail d’Alain Françon se veut davantage une interface qu’un intermédiaire, capable, comme il le dit lui-même, « d’ouvrir cet espace « entre » les spectateurs et la scène où la variation du texte sera la plus belle des fictions ». A ceci près que, sans doute fondée sur une lecture presque trop clairvoyante de la pièce, le jeu du comédien, dont l’habilité avec cette écriture si particulière ne peut qu’étonner, agit comme une vaste entreprise de normalisation, par trop linéaire et uniforme. Loin de cultiver l’étrangeté du personnage imaginé par Goetz, elle le banalise et le rend commun, presque trop commun, quitte à transformer ce proto-prophète en un simple ivrogne aux élucubrations délirantes, auxquelles il devient difficile, alors, de prêter attention.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Kolik
Texte Rainald Goetz
Un projet de et avec Antoine Mathieu
Mise en scène Alain Françon
Traduction Ina Seghezzi
Scénographie Jacques Gabel
Création lumières Léa MarisProduction déléguée En Votre Compagnie
Coproduction Théâtre des nuages de neige
Soutiens Théâtre du Nord – Centre Dramatique National Lille / Tourcoing – Hauts-de-France et Théâtre 14La pièce Kolik de Rainald Goetz (traduction de Ina Seghezzi) est représentée par L’Arche – agence théâtrale.
Durée : 1h15
Théâtre 14, Paris
du 9 au 27 novembre 2021
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