Dans La lente et difficile agonie du crapaud buffle sur le socle patriarcal, la metteuse en scène Anne-Sophie Pauchet déplace sur scène une émission de radio. Un spectacle stimulant où la théâtralité accentue de façon féroce le ridicule et le côté arriéré de certaines positions, sans jamais faire écran au déploiement des différents discours.
Parmi les questions qui animent les féministes, et plus largement toutes les personnes défendant des positions de gauche (ceci allant volontiers avec cela), celle de la participation à des médias ou à des émissions rétrogrades revient régulièrement. Toute tentative de porter une voix de gauche dans des espaces réactionnaires est-elle vouée à l’échec ? Faut-il aller sur CNews et assimilés, ou le débat sera-t-il impossible, amenant l’invité·e de bonne volonté à occuper le rôle fantoche du gauchiste de service dont la parole sera obligatoirement disqualifiée par le dispositif, le temps, les questions, les interruptions et propos de diversion, la présence surnuméraire de contradicteurs ? Face à ces interrogations, La lente et difficile agonie du crapaud buffle sur le socle patriarcal apporte une démonstration exemplaire que – dans certains cas à tout le moins – la démarche n’est pas vaine. Mis en scène par Anne-Sophie Pauchet de la compagnie Akté, ce spectacle reprend une émission d’Alain Finkielkraut. L’essayiste et producteur de radio âgé de 76 ans – Alain, la retraite, connaît pas – anime depuis quarante ans, sur France Culture, l’émission Répliques, diffusée le samedi matin. Et c’est peu de dire à quel point elle peut – ulcère compris – laisser médusé·e, tant Alain Finkielkraut, entre fiel et agressivité teigneuse, phagocyte volontiers les débats et instrumentalise la parole de ses invité·es. La réplique est toujours la même, celle des positions de droite qu’il défend, et l’espoir d’un lieu de contradiction équitable majoritairement inexistante. À quelques exceptions près, donc.
Se saisissant de l’émission du 4 décembre 2021, où étaient invités la philosophe Camille Froidevaux-Metterie (jouée par Anne-Sophie Pauchet), autrice d’Un corps à soi, et l’essayiste Jean-Michel Delacomptée (Juliette Lamour), auteur de Les hommes et les femmes, notes sur l’esprit du temps, la compagnie Akté la déplace au plateau. Avec beaucoup d’humour et d’intelligence, l’équipe reprend mot pour mot les échanges, les intonations et les hésitations des trois orateur·rices – ainsi que, pour Julien Flament, les nombreux grommellements de Finkielkraut. La mise en scène déplace les discussions dans un espace qui, par sa scénographie modeste, mais signifiante, évoque un plateau télé. Les fauteuils, la table basse et le tapis renvoient en effet davantage à un dispositif destiné à être filmé qu’à un studio radio – ces derniers étant nettement plus Ikea que salon bourgeois. Quant à la présence du public sur scène, elle participe de la création d’un sentiment de proximité, et favorise l’attention en induisant l’adhésion au dispositif : les spectateur·rices dans la salle reconnaissant possiblement leurs propres réactions dans le public au plateau, une sorte de connivence se crée. La théâtralisation, efficace et sans jamais trop spectaculariser, invente un dispositif d’écoute qui va jouer des écarts entre les propos, sans jamais leur faire écran.
Car, à l’exception d’une « mi-temps » sans paroles baroque et délurée, où le refoulé de ces deux chantres du conservatisme sexiste fait retour, tout respecte scrupuleusement ce qui a été dit par les trois protagonistes. Du générique introductif et final aux moindres hésitations et soupirs. C’est la parole qui guide, qui mène la forme, et l’on y accède impeccablement. Difficile de ne pas être tantôt médusé·e, tantôt estomaqué·e, ahuri·e et/ou abasourdi.e par la teneur des échanges. Car, pendant la petite heure que dure l’émission, Finkielkraut et Jean-Michel Delacomptée démontrent toute l’amplitude de leurs sexisme et misogynie rances. Citons, à titre d’exemple, Delacomptée : « En tant qu’homme, en tant que père de famille aussi, je me sens continuellement agressé par le mouvement néo-féministe – pour reprendre ce terme ». Face à ces deux hommes qui s’agacent, vitupèrent, grognent, leur façon même de s’exprimer signalant une volonté de poser leurs paroles comme des vérités, Camille Froidevaux-Metterie garde un calme olympien. Chacune de ses réponses, précises et articulées, est énoncée avec une dignité qui n’est jamais en surplomb. Ce que nous rappelle le spectacle ici, c’est à quel point, outre le discours et la pensée, la façon même d’énoncer celle-ci signale des mécanismes de domination, des volontés de disqualification ou, au contraire, le souci d’échanger et de débattre.
Il y a ainsi une démonstration implacable et exemplaire des impasses que peuvent produire de tels espaces, ainsi que, en même temps, le déploiement de la possibilité de les subvertir. Impeccablement interprété par les trois comédien·nes – qui tiennent chacun·e leur partition –, La lente et difficile agonie du crapaud buffle sur le socle patriarcal (dont l’évocation du crapaud buffle est une référence à une citation de Finkielkraut convoquant un personnage de Michel Houellebecq) fait mouche. Et potentiellement, même, fait diablement rire. Non pas par le surjeu – car les caractères dessinés par les trois personnages sont même possiblement en deçà de la réalité –, mais parce que les propos et comportements passéistes, misogynes et réactionnaires des deux hommes révèlent ici, par la théâtralité, leur aspect grotesque. Quelque part, le roi est nu.
caroline châtelet – www.sceneweb.fr
La lente et difficile agonie du crapaud buffle sur le socle patriarcal
Texte d’après l’émission radiophonique Répliques de France Culture du 4 décembre 2021
Mise en scène Anne-Sophie Pauchet
Avec Juliette Lamour, Julien Flament, Anne-Sophie Pauchet
Création sonore Juliette Richards
Régie générale Benjamin Lebrun
Collaboration artistique Arnaud TroalicProduction Compagnie Akté
Partenaires et soutiens Odia Normandie – Agence régionale au service du développement du spectacle vivant, HF+ Normandie, Ville de Rouen et Ministère de la Culture – Direction régionale des affaires culturelles de Normandie, Région Normandie, Ville du HavreLa compagnie Akté est implantée en région Normandie.
Durée : 1h
Vu en juillet 2025 au Théâtre du Train Bleu, dans le cadre du Festival Off d’Avignon
L’étincelle, Théâtre(s) de la Ville de Rouen
le 25 septembreDSN, Dieppe Scène nationale
le 5 mars 2026Théâtre de la Ville de Saint-Lô – Roger Ferdinand
les 6 et 7 marsEspace culturel François Mitterrand, Canteleu
le 9 avril
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