Pour la première adaptation au théâtre du prix Goncourt de Brigitte Giraud, Étienne Gaudillère signe un solo qui repose sur Anne de Boissy, rompue à cet exercice.
À l’avant de la scène, une actrice file de cour à jardin, et réapparait avec de nouveaux cartons qu’elle empile sur les précédents. Étrangement, celui où il est écrit « livres » semble léger. Mais l’illusion du théâtre fait le reste et le récit se met en place dans ce prologue fidèle à l’incipit de Vivre vite. Brigitte Giraud posait le cadre : « Après avoir résisté pendant de longs mois, après avoir ignoré jour après jour les assauts des promoteurs qui me pressaient de leur céder les lieux, j’ai fini par rendre les armes ». Elle quitte cette maison où Claude n’aura jamais habité, car il est mort d’un accident brutal à quelques jours d’y emménager, il y a vingt ans. « Signature de l’acte de vente. Accident. Déménagement. Obsèques ». Un grand huit dont « la nacelle se détache », comme l’écrit encore l’autrice dans son dixième roman qui lui vaudra le prix Goncourt en 2022, auquel Étienne Gaudillère fait un clin d’œil, seule entorse à cette adaptation par ailleurs très fidèle – et partielle, forcément partielle.
En alternant les séquences harnachées à la joie – avant l’accident, la personnalité de Claude, en charge de la discothèque de la bibliothèque municipale de Lyon – et à la colère – le drame infini qui suit –, le metteur en scène de la Compagnie Y fabrique lui aussi une sorte de roller coaster : il offre un nouveau rôle à Anne de Boissy – il l’avait déjà dirigée dans Pale Blue Dot, une histoire de WikiLeaks, puis dans Cannes 39/90, une histoire du Festival – et la pousse à être, à la fois, cette jeune femme solaire et naïve dans son monde préservé, et sans embûches, et une guerrière qui arrache les rideaux des cintres du plateau et devient dingue de souffrance quand l’indicible surgit. Ce ne sont pas ces gestes véhéments qui rendent le mieux grâce à la force de ce livre, mais bien plutôt quand la comédienne dit avec calme, et une quasi-neutralité, comment son désir personnel d’acquérir cette maison embrasse une inclinaison sociétale dont même elle n’a pas su se dépêtrer. Acheter est « un fantasme qu’au fond nous méprisions », entend-on. La clairvoyance de l’autrice par rapport à la façon dont l’époque l’a parfois absorbée aurait pu encore être plus exposée qu’elle ne l’est concernant la gentrification en marche. « Je me souviens que je disais à qui voulait l’entendre que la maison était à tous, un communisme d’un genre nouveau incluant la propriété privée », écrit-elle pour tenter d’accepter sans faux-semblants ses contradictions.
Plus que par ces réflexions, c’est par un amoncellement de petits objets que le metteur en scène nous fait faire connaissance avec la narratrice. Anne de Boissy avait déjà expérimenté cette méthode dans un exercice étrangement jumeau à celui-ci, dans le mémorable Lambeaux, d’après Charles Juliet, sous la direction de Sylvie Mongin-Algan. Elle contournait l’exercice du solo sec et aride en évoluant (déjà) sur une estrade bancale, car oblique, se saisissant de vêtements de poupée pour signifier les enfantements successifs et étouffants de la mère de l’écrivain décédé l’été dernier.
Ici, elle articule les chapitres avec des accessoires un peu désuets, mais efficaces – une photo de la tour crayon de la Part-Dieu, de la tour Eiffel, un téléphone à fil. Tous soutiennent la déclinaison du « si », colonne vertébrale du livre, ces moments où, a-t-elle envie de croire, la vie de Claude aurait pu être sauvée si elle n’avait pas insisté pour avoir les clés de la nouvelle demeure en avance, si elle n’avait pas téléphoné à sa mère, si son frère n’avait pas pris une semaine de vacances, si elle n’avait pas changé la date de son déplacement chez son éditeur à Paris… Et si cette moto avait été interdite à la vente en France comme dans le pays où elle a été créée, le Japon.
Très habitée par son rôle, la comédienne prend le temps d’expliquer cette ineptie criminelle, telle une illustration à peine voilée des dérives de l’économie de marché. Décidément d’une grande finesse, elle sait faire varier cela avec les moments de drôlerie qui émergent immanquablement de cet épisode sinistre. Le tout est relié par la trame de ce qui reste, avant tout, une grande histoire d’amour traversée par la musique, le rock de la fin du XXe siècle, qui aurait pu accompagner la totalité de cette heure, même si Brigitte Giraud écrit qu’elle n’a longtemps plus pu en écouter. Daft Punk, Placebo, Nirvana, Bashung ouvrent le bal, les Sparks le referment. L’éclipse de Soleil qui conclut le livre comme la pièce n’est que momentanée. Let’s play !
Nadja Pobel – www.sceneweb.fr
Vivre vite
Texte Brigitte Giraud
Mise en scène et adaptation Etienne Gaudillère
Avec Anne de Boissy
Création lumière, régie générale et scénographie Romain de Lagarde
Création et régie son Pierrick ChauvetProduction Compagnie Y
Coproduction Théâtre Jean Marais (Saint-Fons)Durée : 1h05
Vu en mars 2025 au Théâtre Jean-Marais, Saint-Fons
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