La performance d’un « Bleu » profond d’Anna Lemonaki

Photo Orestis Rovakis

Introspective, la Gréco-Suisse Anna Lemonaki l’est dans la performance qu’elle livre en compagnie d’un musicien. Mais, c’est parce qu’elle ouvre grand les yeux sur la situation difficile de la Grèce qu’elle donne une épaisseur bienvenue et même puissante à Bleu.

Elle déboule sur ressorts sur scène, en short, baskets et tee-shirt, et confie un accessoire à un spectateur, son texte à un autre, plus ou moins volontaire, qui fera office de souffleur au cas où. Le début est en force, perturbant, pas nécessairement plaisant, mais Mia, c’est son nom, n’est pas là pour raconter des bluettes. Elle est atteinte d’attaques de panique, va faire état des peurs qui la traversent violemment, mais ne jamais en faire une déclinaison psychanalytique. Elle combat et déconstruit aussi les peurs infondées de ses compatriotes qui ont misé sur Aube dorée, le parti grec néo-fasciste. Et détaille avec autant de force que de concision la situation – mal en point – de sa nation ébranlée par la centaine de morts causés par les incendies survenus entre la mer et Athènes en 2018, les 47 victimes causées par la collision entre deux trains à Larissa en 2023, mais aussi par les assassinats de l’activiste queer Zak Kostópoulos en 2018 et du rappeur Pávlos Fýssas cinq ans plus tôt et le retentissant procès qui s’en est suivi. Les exactions de l’extrême droite sont ainsi posées frontalement, les difficultés de la démocratie hellène à protéger ses citoyens aussi.

Cette heure que la comédienne souhaite « généreuse » dans son prologue est en réalité d’une aridité bienvenue, à l’image de son pays cramé politiquement et écologiquement – il y a un lien, évidemment –, mais aussi de son existence balayée par l’anxiété qu’elle tente d’expliquer au gré d’exemples très parlants tels que l’envie de se baigner dans la mer sans cesse repoussée par des pensées anesthésiantes – et si jamais l’eau était trop froide, etc. Mais elle parvient aussi à faire ressentir à quel point la recherche d’adrénaline est au cœur de cette mécanique extrêmement déstabilisante des crises de panique – en l’occurrence, pour elle, rater un avion au moins une fois par an. L’aridité, c’est aussi la sécheresse de sa bouche comme de son vagin qu’elle évoque là encore sans s’appesantir. Et c’est ainsi qu’elle parvient à relier son corps au monde, à sa terre. Et ne se contente pas pour cela d’un espace vide sur le plateau. Une baignoire gonflable et des poches d’eau suspendues au cintre évoquent autant le liquide amniotique d’avant sa naissance que le monde qui court à sa perte.

À côté d’elle, son complice musicien Gary Salomon reproduit le Cry Baby Cry de Janis Joplin, que la mère de l’artiste écoutait tant lorsqu’elle était enceinte. Ainsi, la « mélancolie », telle qu’Anna Lemonaki préfère nommer les crises de panique, nimbe ces soixante minutes empreintes d’un savant équilibre entre force et fragilité en plusieurs langues (français, grec, anglais) et sous diverses formes (théâtre, chant, musique, performance). Sociologue, metteuse en scène, autrice et comédienne, Anna Lemonaki a co-fondé avec Samuel Schmidiger la compagnie Bleu en Haut Bleu en Bas en 2015. Installée à Genève, elle a déjà pu y présenter sa pentalogie en couleurs : non seulement Bleu (au Festival La Bâtie en 2019), mais aussi Fuchsia saignant, Blanc et G.O.L.D Glory Of Little Dreams. Et son Bleu se trouve empreint de ce double ancrage gréco-suisse, tant le mode performatif évoque le Cécile de Marion Duval, ici lesté d’un récit politique indispensable pour que l’introspection fonctionne.

Nadja Pobel – www.sceneweb.fr

Bleu
Texte et mise en scène Anna Lemonaki
Avec Anna Lemonaki, Gary Salomon
Composition musicale Samuel Schmidiger
Création lumière Renato Campora
Scénographie Anna Lemonaki et Samuel Schmidiger
Dramaturgie Myrto Procopiou
Œil extérieur Aurélien Patouillard

Production Compagnie Bleu en Haut Bleu en Bas, Lykofos Productions
Coproduction Festival La Bâtie et Le Grütli – Genève
Soutiens Ville de Genève, République et canton de Genève, Société Suisse des Auteurs SSA, Fondation Ernst Göhner, Fondation Engelberts, Fondation d’Harcourt, Théâtre du Galpon et Théâtre du Loup, Genève

Durée : 1h

11 • Avignon, dans le cadre du Festival Off d’Avignon
du 7 au 24 juillet 2025, à 11h (relâche les 11 et 18)