Les correspondances lumineuses d’Angelin Preljocaj
Le Théâtre de la Ville propose un programme étincelant composé de deux pièces d’Angelin Preljocaj, qui confirment l’immensité de son talent et la construction d’une œuvre dans le temps, toute en correspondances et virages, travaillant au corps la filiation autant que les changements de direction pour se réinventer sans cesse : un hommage vrombissant au compositeur Stockhausen à travers une chorégraphie de jeunesse, Helikopter, et une toute nouvelle création, Licht, qui porte bien son nom.
Soirée double consacrée à Angelin Preljocaj, frémissante d’un public impatient, vibrant d’excitation, dans la grande salle du désormais Théâtre de la Ville – Sarah Bernhardt, qui lui fait une place de choix depuis ses débuts dans les années 1980. L’occasion de revoir pour les uns, de découvrir pour les autres, une pièce d’anthologie, une œuvre phare associant la partition iconoclaste de Stockhausen à la gestuelle ciselée du chorégraphe : Helikopter date de 2001, mais prouve ici son intemporalité intrinsèque. Elle est suivie de la première mondiale d’une nouvelle création, Licht, qui complète ce programme éblouissant. De l’infernale immersion sonore d’Helikopter aux tableaux extatiques de Licht, l’écart temporel est flagrant, 24 ans les séparent et pourtant, leur rapprochement tient de l’évidence pure. Licht semble émaner de son aîné, en être le prolongement aujourd’hui. Un quart de siècle a été enjambé, mais l’unité se fait, saisissante et radieuse.
C’est le son qui ouvre le bal, annonçant son impact sur les corps, sa puissance évocatrice, l’importance de la musique dans la danse. Le bruit des pales d’hélicoptère fait taire instantanément la salle bruyante, tandis que la lumière baisse doucement. L’expérience commence et elle est radicale. La composition musicale de Stockhausen convoque les sons de la machine, vrombissement des pales lancées à vive allure, voix de pilotes et comptage en allemand – « eins, zwei, drei, vier, fünf… » –, associés à un quatuor à cordes. L’écouter, c’est se soumettre à ses fréquences, à sa violence assourdissante, à son intensité envahissante. Œuvre « inchorégraphiable » par essence. Et pourtant. Angelin Preljocaj déjoue la littéralité de la partition. Il garde son cap de chorégraphe et tient bon sa ligne sans déroger à l’essence même de sa gestuelle : bras et torses arqués, jambes-lames, mouvements aiguisés et coupants, postures fendues et portés tenus. Son ADN se pare d’un tranchant neuf et d’un bain numérique hypnotique.
L’expérience sensorielle globale est anxiogène, elle crisse autant qu’elle est délice. La chorégraphie hachée, au cordeau, sur tapis de vidéo abstraite, brûle la rétine. Lignes, rosaces, formes géométriques ou vagues mouvantes, en noir et blanc, elle évolue au gré des déplacements, dans un rapport immédiat et fort. Sans temps mort. Tout bouge en rythme ou à contre-courant. Tout s’enchaîne dans une urgence saccadée. Athlétiques, d’une absolue précision, danseurs et danseuses dessinent les reliefs de ces images vortex. Jamais ils ne sont happés par leur environnement pourtant phagocytant, et, quand ils côtoient l’horizontalité du plateau, toujours la verticalité les reprend. Comme pour ne jamais se laisser engloutir. Toujours rebondir. Et le solo final dans le silence épais de tout ce qui vient de s’agglomérer visuellement et musicalement fait retomber la pression d’un cran. Tout s’apaise. Après cette traversée de l’extrême, on peut à nouveau respirer, goûter la trêve et réaliser, hébété, ce que l’on vient de vivre : la rencontre avec une œuvre iconique et spirituelle.
Pas d’entracte pour créer un sas avec la suite, mais un extrait de film qui fait le lien avec la nouvelle création qui s’annonce : une conversation en forme de trait d’union entre Angelin Preljocaj et Karlheinz Stockhausen (décédé depuis), filmée par Olivier Assayas et datant de 2007 – le documentaire Stockhausen – Preljocaj / Dialogue. Chacun y évoque son travail, son approche musicale et chorégraphique. Écouter ces deux géants converser et confronter leurs arts est passionnant, mais cette vidéo projetée en grand à l’avant-scène n’est nullement décorative ou anecdotique. En nous rendant témoins de ce dialogue, son partage ouvre la possibilité même de la nouvelle création, l’attise, la réclame, en un hommage post-mortem qui semble être la prolongation chorégraphique de ce qui est exprimé en mots. D’ailleurs, Licht démarre derrière l’écran, dans un fondu fluide qui nous met en condition pour recevoir ce qui nous attend.
Licht semble littéralement émaner d’Helikopter. Il lui emprunte ses mouvements, mais pas son rythme. Considérablement ralenti, son préambule en contre-jour se déploie en écho lancinant au précédent ; puis, la vision s’éclaire, le tempo accélère. La musique de Laurent Garnier prend le relai de celle du compositeur avant-gardiste dans une filiation troublante. Dense, faite de samples et d’à-coups massifs, comme des explosions sourdes à intervalles réguliers, à la fois atmosphérique et percussive, elle enveloppe les interprètes de son éclatante modernité. En duo, trio ou agglomérats de corps, tel un organisme vivant bougeant selon sa loi propre, les danseur·euses irradient de jeunesse, d’énergie, de désir.
Vêtu·es de costumes dans l’air du temps, iels ont une façon toute contemporaine de faire collectif. Chacun·e dans son identité et sa partition et pourtant, ensemble, à l’unisson. La couleur s’immisce dans leurs sweats bientôt retirés, la peau se livre, les attractions se nouent, la sensualité s’autorise. L’amour s’invite, libre, éclectique, propice à toutes les combinaisons, reflet d’une époque, d’une génération, d’un futur qui s’invente envers et malgré tous les reculs et obscurantismes. Licht est une création de lumière, comme son titre l’indique, un signe lancé à Stockhausen par-delà le temps, un appel à la transcendance qui se clôt dans une épiphanie chorégraphique, un rituel de beauté pure, de nudité épanouie aux parures de bijoux sublimes. Un paradis qui en rappelle un autre, Eldorado, pièce de 2007 d’Angelin Preljocaj, elle aussi habillée d’une composition musicale de Stockhausen, Sonntags-Abschied. D’une chorégraphie à une autre, d’un monde à l’autre, d’un art à un autre, se tisse un réseau de liens et de résonances, un même élan pour le contact et la relation, une tension fertile entre dimension physique et sacrée.
Marie Plantin – www.sceneweb.fr
Helikopter (2001) / Licht (2025)
Chorégraphie Angelin Preljocaj
Avec Liam Bourbon Simeonov, Clara Freschel, Mar Gomez Ballester, Paul-David Gonto, Lucas Hessel, Verity Jacobsen, Florette Jager, Beatrice La Fata, Yu-Hua Lin, Florine Pegat-Toquet, Valen Rivat-Fournier, Leonardo Santini
Assistant, adjoint à la direction artistique Youri Aharon Van den Bosch
Assistant répétiteur Paolo Franco
Choréologue Dany Lévêque
Direction technique Luc Corazza
Régie générale et son Virgile Olivieri, Martin Lecarme
Régie lumières Jean-Bas Nehr, Gaspard Juan
Régie scène Juliette Corazza, Rémy Leblond
Régie vidéo Fabrice Duhamel
Responsable atelier costumes Tania Heidelberger
Habilleuse Marie PasteauHelikopter
Musique Karlheinz Stockhausen, Helikopter-quartet’
Interprétée sur la bande par Le Quatuor Arditti
Scénographie Holger Förterer
Lumières Patrick Riou
Costumes Sylvie MeynielCommande Biennale nationale de Danse du Val-de-Marne 2001
Aide à la création Conseil Général du Val-de-Marne
Coproduction à la création La Criée, Théâtre national de Marseille ; Maison des Arts et de la Culture de Créteil et du Val-de-MarneLicht
Musique originale Laurent Garnier
Lumières Éric Soyer
Costumes Eleonora Peronetti
Vidéo Nicolas Clauss
Extraits issus de STOCKHAUSEN – PRELJOCAJ / DIALOGUE filmé par Olivier Assayas (MK2TV, 2007)Coproduction Théâtre de la Ville-Paris
Le Ballet Preljocaj / Centre chorégraphique national est subventionné par le ministère de la Culture et de la Communication – DRAC PACA, la région Sud – Provence-Alpes-Côte-d’Azur, le département des Bouches-du-Rhône, la métropole Aix-Marseille Provence et la ville d’Aix-en-Provence. Il bénéficie du soutien du Groupe Partouche – Pasino Grand Aix-en-Provence et du Cercle des mécènes entreprises & particuliers, ainsi que de ses partenaires.
Durée : 1h30
Théâtre de la Ville – Sarah Bernhardt, Paris
du 10 avril au 3 mai 2025Pavillon Noir, Aix-en-Provence
du 13 au 17 maiThéâtre La Colonne, Miramas
le 3 juinThéâtre Olympia, CDN de Tours, dans le cadre du festival Tours d’Horizons
le 6 juinLa Criée, Théâtre national de Marseille
du 11 au 14 juinAmphithéâtre Châteauvallon, Ollioules, dans le cadre du Festival d’été de Châteauvallon
du 24 au 26 juilletThéâtre de l’Archevêché, Aix-en-Provence
les 30 et 31 juillet
Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !