Création présentée au Festival Avignon, avant le Festival d’Automne à Paris, ANGELA (a strange loop), co-conçue par Susanne Kennedy et Markus Selg, ne convainc pas au-delà de son système formel.
ANGELA (a strange loop) n’est que le deuxième spectacle de la metteuse en scène allemande Susanne Kennedy à être présenté en France – précisons qu’elle sera au Festival d’Automne à Paris avec cette création, mais aussi avec sa version de l’opéra Einstein on the Beach. Celle qui a étudié et débuté son parcours théâtral aux Pays-Bas, avant de travailler parallèlement en Allemagne, a une réputation qui la précède. C’est que son théâtre travaillant la pantomime dans des univers aux accents pop, où les vidéos sont omniprésentes, est souvent qualifié de déstabilisant, inhabituel, dérangeant. Pour ANGELA (a strange loop), Susanne Kennedy retrouve l’artiste pluridisciplinaire Markus Selg – dont le travail agrège volontiers sculptures, architectures, installations vidéos et performances – et co-signe avec lui ce nouvel opus. Et, contrairement à Warum läuft Herr R. Amok ?, créé d’après le scénario de Rainer Werner Fassbinder et Michael Fengler et joué au Théâtre Nanterre-Amandiers en 2018, ou à l’adaptation du roman Virgin Suicides de Jeffrey Eugenides – dont Sofia Coppola avait tiré un film –, les interprètes ne portent dans ANGELA pas de masques. Pour autant, il demeure bien d’autres marques de fabrique de Susanne Kennedy, notamment la dissociation des corps et des voix, les dialogues étant enregistrés au préalable par des personnes qui ne sont pas nécessairement des acteurs.
Mais reprenons. Lorsque le public prend place dans la salle, Angela, jeune femme d’aujourd’hui arborant quelques mèches décolorées, portant un collant et un ample sweat à capuche sur une chemise blanche, est déjà en scène. Assise sur son lit – un matelas posé à même le sol – téléphone portable (toujours) à proximité, elle dévisage avec un regard profond, troublant, le public. Tandis qu’une table et deux chaises entre le jaune et le vert fluo sont au centre de la scène, qu’un faux feu de bois se trouve à jardin et que d’étranges sculptures de la même couleur fluo d’une personne repliée sur elle-même parsèment le plateau, une paroi dessine les murs de l’appartement d’Angela. Constituée de trois panneaux – qui renvoient à la structure du retable, lieu privilégié de la peinture religieuse médiévale – cette paroi où sont écrits sur sa partie supérieure en capitales rouges « EXIT » accueillera diverses projections. Tantôt les vidéos compléteront l’appartement d’Angela, tantôt elles nous feront basculer dans des univers renvoyant aux jeux vidéos et autres espaces virtuels. C’est dans ce lieu balançant d’emblée entre réel et virtuel que les proches d’Angela défilent. Il y a ses deux amis, Brad et Susie, sa mère, ainsi qu’une figure féminine allégorique pouvant autant évoquer Diane chasseresse qu’une sorte de Pythie. Angela, le public le saisit rapidement, est une youtubeuse souffrant d’une maladie auto-immune. De ce mal, nous ne saurons pas grand chose, si ce n’est que ses symptômes affectent sa vie quotidienne, inquiètent ses proches et semblent participer du dérèglement de sa perception et de son appréhension de la réalité.
C’est ce dérèglement que le spectacle nous donne à voir, dans son récit comme dans tous les artifices scéniques. Avec une écriture proche du sampling, entrelaçant ce qui semble relever d’états de songes à des moments triviaux – la visite des amis ou de la mère, l’enregistrement de vidéos – et à des bascules dans des échappatoires virtuels, ANGELA (a strange loop) donne à voir une perte progressive de contact avec la réalité. À moins qu’il ne s’agisse de l’accession à une autre réalité, le spectacle se terminant, pour Angela, sur une désertion et un retour à une vie plus archaïque, comme le laisse entendre l’image finale.
À l’agrégation d’éléments réels et d’autres virtuels dans le dispositif scénographique, répondent la multiplicité de références et de signes convoqués. Citons la présence des contes (de la pomme croquée par Brad à la tenue de la mère évoquant un « Petit Chaperon noir » ou à celle de Susie vêtue en chasseuse – celle qui sauvera le Petit Chaperon ? – version XXIe siècle) ou de la mythologie (de la figure allégorique féminine au chœur interprété par la peluche Husky). Dans cet étrange univers, où tout le monde est possiblement l’avatar d’un autre, les signes et les références se sédimentent tandis que le temps s’écoule de manière erratique. Mais, en dépit de l’ambition d’entremêler les mondes comme les questionnements sur la réalité de ce que l’on voit et perçoit, en dépit également de l’ironie distillée tout au long de la représentation, le spectacle ne convainc pas.
Le trouble d’Angela face à son état, le sentiment que sa vie se désagrège, que les situations se répètent, ont beau être palpables, l’humour grinçant né du dérisoire des dialogues et du trouble face à l’interprétation a beau agir, la fascination pour ce drôle d’objet formel s’estompe tout comme son efficacité. Le magnétisme initial disparaît rapidement à cause d’un manque patent de véritable propos. Le spectacle en vient à tourner en rond et à reproduire la vacuité de la vie d’Angela – partagée entre la mise en scène de soi superficielle et les épreuves physiques qu’elle traverse – sans dépasser le seul exposé. L’aliénation de ces vies de surface n’aboutit nulle part et les signes et références précédemment cités ne font que participer à la construction d’une coquille demeurant trop vide.
Si le système formel – frôlant le formalisme – de Susanne Kennedy est, certes, bien rôdé, si la proposition est plastiquement forte, la réflexion demeure anecdotique et échoue à interroger sur la facticité de certains comportements. La contamination du réel par le virtuel ; la balance entre science-fiction et rituels archaïques ; l’apparition du fantastique (Angela « toussant » un fœtus) ; la sensation de distance et d’apparitions de béances nées de la friction entre la parole enregistrée et l’hyper expressivité des visages ; la convention revendiquée – et le jeu avec celle-ci – de la facticité de l’ensemble ; la référence à la pantomime pouvant valoir critique des comportements induits par les réseaux sociaux ; la structuration du spectacle en référence aux trois stades du processus alchimique : tous ces éléments pourtant passionnants ne parviennent pas à contrer le mouvement du spectacle. Un mouvement paradoxal où la complexification progressive de la pièce s’articule à un implacable évidement de son propos. Ne reste que la découverte d’un travail formel maîtrisé, aussi singulier esthétiquement que déconcertant dans sa façon d’appréhender la place des acteurs, la metteuse en scène leur confisquant par le dispositif des voix une grande part de leur autonomie de jeu. Quant à l’étrange boucle d’Angela et de ses proches, elle reste à l’état d’ellipse.
Caroline Châtelet – www.sceneweb.fr
ANGELA (a strange loop)
Conception et texte Susanne Kennedy
Conception et scénographie Markus Selg
Mise en scène Susanne Kennedy, Friederike Kötter
Avec Tarren Johnson, Ixchel Mendoza Hernández, Dominic Santia, Kate Strong et Diamanda La Berge Dramm (musique en direct)
Dramaturgie Helena Eckert
Musique Richard Alexander, Diamanda La Berge Dramm
Lumière Rainer Casper
Son Richard Alexander
Vidéo Rodrik Biersteker, Markus Selg
Costumes Andra Dumitrascu
Direction technique Sven Nichterlein
Construction de décor Stefan PilgerProduction exécutive Ultraworld Productions
Production déléguée Something Great
Coproduction Wiener Festwochen (Vienna), Festival d’Automne à Paris, Odéon-Théâtre de l’Europe (Paris), Festival d’Avignon, Holland Festival, Kunstenfestivaldesarts (Brussels), National Theatre Drama – Prague Crossroads Festival, Romaeuropa Festival, Teatro Nacional de São João, Volksbühne am Rosa-Luxemburg-Platz (Berlin)
Avec le soutien de Fondation Ammodo, Kulturstiftung des Bundes (fondation culturelle fédérale allemande) avec le financement du Beauftragte der Bundesregierung für Kultur und Medien (commissaire du gouvernement fédéral allemand à la culture et aux médias).Durée : 1h40
Festival d’Avignon 2023
Gymnase du lycée Aubanel
du 14 au 17 juillet, à 19h ou 23hThéâtre de l’Odéon, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris
du 8 au 17 novembre
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