Artiste associée à La Comédie de Valence, l’écrivaine, metteuse en scène, dramaturge et réalisatrice Alice Zeniter déploie dans son travail un goût pour la narration et une analyse précise des structures sociales.
L’exercice du portrait constitue toujours pour le ou la journaliste un petit défi en soi. Si son enjeu peut être vu comme une alternative entre « conforter la notoriété avérée des hommes [et des femmes, NDLR] du jour – dont les faits et gestes font l’actualité – [ou] FAIRE advenir à la célébrité des individus ordinaires», il s’agit aussi (surtout ?) de raconter au mieux la personne rencontrée. Une question accrue lorsque la forte notoriété de ladite artiste – en l’occurrence Alice Zeniter – est liée à un champ (ici littéraire) autre que celui amenant l’écriture dudit portrait (soit son travail théâtral). Et que, depuis 2017 et l’obtention du prix Goncourt des lycéens pour son roman L’Art de perdre, histoire sur trois générations d’une famille algérienne (embrassant la guerre d’Algérie), pelletée d’articles se sont déjà consacrés à son parcours, son travail et son regard. Chacune des actualités de l’artiste, qu’elle soit littéraire, cinématographique ou théâtrale, étant, ainsi, largement relayée.
Lors de l’échange avec elle courant décembre, s’il fut question de Frapper l’épopée – son dernier roman paru en août chez Flammarion – et de Petite Casbah, dessin animé abordant la guerre d’Algérie co-écrit avec la metteuse en scène, dramaturge et autrice Alice Carré – et diffusé sur France 4 –, c’est bien le théâtre qui fut au cœur de l’interview. D’abord, parce que, comme Alice Zeniter elle-même le précise, étant alors en tournée avec Édène, ce spectacle – qui constitue le plus important en matière de production et d’équipe depuis les débuts de sa compagnie – l’accapare totalement. Ensuite, parce qu’à travers cette création, l’écrivaine et metteuse en scène déplie des réflexions stimulantes sur l’adresse, la place de l’auteur.rice, les rapports de classe – qui infusent tout son travail par ailleurs. Ainsi, les échanges ont permis de tirer des fils, notamment politiques, présents dans l’ensemble de ses pratiques.
Éviter le « folklore charmant »
Dixième création parmi les lectures, lectures musicales, concerts littéraires et spectacles (jeune public ou non) portés au sein de sa compagnie l’entente cordiale, Édène est un cheminement autour de Martin Eden de Jack London. Si Alice Zeniter s’est inspirée de ce roman qui est « l’un de [ses] préférés » et où la lutte des classes fait rage, elle n’avait pas pour autant « envie d’en faire une adaptation théâtrale ». Outre son souci d’éviter « le ‘folklore charmant’ face à la représentation de la lutte des classes en sépia », de contourner le « risque que les gens ne voient plus la lutte, mais uniquement la sépia », se posait la question du sexisme très présent chez London. « Que faire du fait que ce roman se déroule dans un monde pensé par London, pour qui il est évident que la création est un acte masculin ? » Alice Zeniter ayant, elle, le désir que le personnage central soit une autrice, ses cheminements l’ont amenée progressivement à n’imaginer que des personnages féminins autour d’Édène. À travers l’itinéraire de transfuge de classe de cette jeune femme pauvre et noire – à la domination sociale et au sexisme s’ajoutant le racisme – qui connaîtra le succès en écrivant sur ses anciennes collègues de travail, la pièce déplie un regard fertile sur la littérature.
Réunissant une équipe artistique et technique pour partie habituée de L’Entente cordiale, l’ensemble embrasse autant une critique du fonctionnement du champ littéraire – et de son corollaire, le système médiatique et de promotion –, des questionnements sur la position de l’écrivain.e, que de la fétichisation de la figure du pauvre par les classes sociales supérieures. « Édène se pose des questions : est-ce qu’écrire c’est espionner ? Publier, est-ce vendre des secrets qui ne sont pas les siens ? À qui s’adresse-t-elle ? La publication du livre est violente pour elle, pour ça. D’autant que des personnes – non concernées par le monde sur lequel elle écrit – viennent lui dire qu’elle a rendu une dignité à ces travailleuses, qu’elle leur a donné une voix. Mais elle est en permanence hantée par la question d’avoir fait une représentation de ces femmes les dépossédant. »
L’acuité d’Édène quant à son expérience du monde littéraire, l’instrumentalisation de l’auteur – une fois la célébrité acquise, peu importe ce qu’elle écrit –, la critique des jugements esthétiques, comme ses interrogations sur le sens de son travail, amène à interroger Alice Zeniter sur les possibles inspirations de la pièce : « Quand j’ai apporté le texte aux comédiennes pour notre première semaine de travail à la table, j’étais persuadée d’avoir adapté London. D’autant que j’avais mené une collecte de parole auprès de jeunes auteur.rices en leur soumettant des situations sur les marques de classisme dans le monde de la culture et que j’avais utilisé ce travail pour l’écriture de la pièce. Donc, pour moi, il était clair que c’était une inspiration d’après Martin Eden, avec l’apport de dix jeunes auteurs et autrices d’aujourd’hui. Ce n’est qu’en commençant à travailler à la table que je me suis aperçue que cela parlait beaucoup de moi. Naïvement, je ne l’avais pas vu. » Pour autant, si la pièce se nourrit de ses « expériences d’autrice », elle n’est pas non plus autobiographique. « La forme, la désillusion, le suicide viennent du roman, pas de moi. »
À la recherche du vertige
Si souligner qu’un.e écrivain.e se nourrit de ce qu’iel traverse pour façonner ses histoires et ses personnages constitue un bon gros lieu commun, le cheminement réalisé est toujours singulier. Chez Alice Zeniter, l’un des moteurs dans le travail est une interrogation, un trébuchement. « Mon travail, quelle que soit sa forme, appartient forcément à un même mouvement. Après, cela tient du vertige qui me saisit devant quelque chose. Pour reprendre les paroles de Toni Morrison, l’écriture me permet de mettre en ordre le chaos du monde. Généralement, par exemple, avant de commencer un livre, je passe du temps à me renseigner sur un sujet. Si, en faisant des recherches, celles-ci m’apportent une réponse claire, je n’écris pas dessus. Si le vertige continue, je sais qu’il faut que j’écrive. Il faut que je trébuche sur quelque chose pour me rattraper par l’écriture. » Pour Frapper l’épopée, roman plongeant dans la Nouvelle-Calédonie contemporaine tout en abordant son passé colonial, c’est la découverte de la déportation de 2.106 Algériens là-bas qui l’a amenée à se plonger dans l’histoire de ce territoire. Le déplacement pour résoudre le « vertige » s’accompagnant de la nécessité pour l’autrice d’éprouver les lieux, les paysages, les espaces par le corps, elle s’est rendue en Nouvelle-Calédonie pour écrire – tout comme elle a, d’ailleurs, travaillé dans une blanchisserie d’abattoir pour nourrir l’écriture d’Édène.
Quel que soit le médium, Alice Zeniter se dit vigilante dans son travail quant à la silenciation de voix, de récits, d’histoires. « Pourquoi certaines vies ne sont-elles jamais racontées ? Est-ce parce que cela ne marche pas avec nos formes traditionnelles de récit ? Ou est-ce parce que les personnes qui écrivent venant majoritairement de certains milieux, ce sont des choses qu’elles n’ont jamais traversées ? » On en arrive à la question des « motifs » que d’aucuns peuvent nommer « obsessions ». Et on en revient, une fois encore, au personnage d’Édène, qui répond à une critique sur l’aspect répétitif du travail d’Annie Ernaux par cette interrogation puissante : « Est-ce que c’est grave si c’est répétitif ? ». « J’aime beaucoup le travail d’Ernaux et ça me faisait plaisir de l’amener ici avec cette question-là. En plus, j’écrivais la pièce au moment où elle a eu le prix Nobel et j’étais agacée par tous ces discours autour de son œuvre, les critiques portant sur ce que serait de la ‘bonne’ littérature. C’est une vraie question qui m’habite aussi et à laquelle je n’ai pas de réponse. Mais ce serait hyper triste de se dire qu’à chaque fois qu’on fait un livre (ou un spectacle), une fois celui-ci terminé, on n’aurait plus la possibilité de le remettre en forme, de reprendre ce qu’on y développe – alors qu’on a évolué. Les livres ne doivent emprisonner ni la vie ni la pensée. Nous les débordons et, forcément, des choses se retrouvent de livre en livre. » Chez Alice Zeniter, qu’il s’agisse de romans, d’essais, de dessins animés ou de spectacles, il est mis en partage – avec un goût revendiqué pour la narration – des récits et des voix silenciées, étouffées, autant qu’une analyse des structures qui nous meuvent.
caroline châtelet – www.sceneweb.fr
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Le spectacle avec lequel on va cheminer encore un moment : A Noiva e o Boa Noite Cinderela de Carolina Bianchi
La compagnie de cirque dont chaque spectacle est une joie : le Cirque Trottola emmené par Titoune et Bonaventure Gacon (et son spectacle Strano)
Le spectacle qui nous a cueilli par surprise : Qui som ? de Baro d’evel
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Les livres que l’on aimerait offrir à tous ses proches : et vos corps seront caillasses de Joëlle Sambi (L’Arche) et Lioubimovka 2022 – l’écho de l’écho, recueil de six pièces russophones (Éditions Sampizdat
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