Seule en scène dans son propre rôle, la romancière et metteure en scène fournit les armes nécessaires pour déconstruire le pouvoir du récit. Une conférence enlevée et réjouissante.
Et si, finalement, nos vies n’étaient que d’immenses récits ? Des empilements de matériaux textuels, venus parfois de loin, sur lesquels, sans le savoir, nous nous retrouverions aujourd’hui juchés ; desquels, pis, nous serions constitués, biographiquement, intellectuellement, voire intimement. Point de départ de la conférence théâtrale qu’a conçue et écrite Alice Zeniter, le constat a de quoi faire chanceler. Seule en scène dans son propre rôle, celui d’une romancière, normalienne, qui voudrait s’affranchir de la toute-puissance du récit, elle ne se contente pas d’ausculter le fameux « Il était une fois », de décortiquer le pouvoir des contes ou de la fiction. Elle tente plutôt de fournir à tout un chacun les armes nécessaires pour comprendre les implications des mises en récit, passées et présentes, culturelles et politiques, dans sa vie.
Pour cela, l’autrice de Juste avant l’oubli, L’Art de perdre et Comme un empire dans un empire ne recule devant aucune audace conceptuelle. Telle une Barthes de notre temps, elle convoque les bases de la narratologie et de la sémiologie, qu’elle sort de leur tour d’ivoire universitaire pour les mettre à la portée de tous. La voilà, alors, qui tance la Poétique d’Aristote, explique le test de Bechdel, s’émerveille devant Quelques commentaires sur les personnages de fiction d’Umberto Eco, se plonge dans les analyses préhistoriques d’Ursula Le Guin ou rend limpide – et c’est une gageure – la théorie des machines affectantes de Frédéric Lordon. Le tout saupoudré d’outils d’analyse littéraire comme le triangle sémantique ou le schéma narratif. Ainsi condensé, l’exercice pourrait donner l’impression d’un cours de prépa lettres accéléré, réservé à un petit club d’initiés.
A l’épreuve des planches, et c’est là le tour de force d’Alice Zeniter, il n’en est rien. Grâce à une capacité pédagogique remarquable, elle réussit à tenir sa ligne de crête, à ne jamais tomber d’un côté ou de l’autre du ravin, dans le précipice de la vulgarisation simplificatrice ou de la leçon magistrale élitiste. Loin d’une sémiologie ou d’une narratologie « pour les nuls », elle vogue d’Anna Karénine à Superman, de Frodon à Macron, avec, toujours, et sans didactisme, la volonté de raccrocher tout le monde aux wagons. Plutôt que de suivre une logique descendante, surplombante, et donc méprisante, son texte, habilement construit, part du vécu, du terrain, de l’expérience pour emmener ses auditeurs, progressivement et sans qu’ils s’en aperçoivent vraiment, dans des sphères intellectuelles qui pouvaient leur sembler, de prime abord, inaccessibles.
Surtout, elle ne déconstruit pas pour son bon plaisir littéraire le pouvoir du récit, mais révèle son caractère politique, aussi incontournable que perfide, capable d’effacer l’entourage du héros (ces chasseurs qui ont fait oublier les cueilleurs), d’ériger la femme en faire-valoir de l’homme ou de transformer la question de la dette publique en problème qui affole les foules. Même si elle mériterait d’être, sur sa fin, resserrée, la partition textuelle profite aussi de la présence d’Alice Zeniter. Au milieu de ces feuilles de papier froissées qui la constituent autant que l’igloo qu’elle habite, elle fait montre d’humour et d’auto-dérision, d’espièglerie tendre et d’ironie mordante, qui lui permettent de se départir des habits des traditionnels conférenciers, un peu barbants, pour rejoindre le club de ceux, tel Frédéric Ferrer, capables de faire vibrionner la pensée.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Je suis une fille sans histoire
Conception, écriture et jeu Alice Zeniter
Regard extérieur Matthieu Gary
Scénographie Marc Lainé
Lumière Kevin Briard
Costumes et accessoires Dominique Fournier
Accompagnement technique et son Clément RousseauxProduction La Comédie de Valence, Centre dramatique national Drôme-Ardèche ; Compagnie L’Entente Cordiale
Coproduction Scène nationale 61, Alençon Flers Mortagne ; La Passerelle, Scène nationale de Saint-Brieuc
Soutiens Région Bretagne, Conseil départemental des Côtes d’Armor, Ville et Agglomération de Saint-BrieucDurée : 1h25
La Fabrique, Valence
du 6 au 10 octobre 2020Scène nationale 61, Alençon
les 14 et 15 octobreLe Grand R, La Roche-sur-Yon
le 17 février 2021La Comédie itinérante de la Comédie de Valence
du 24 février au 26 marsThéâtre du Rond Point, Paris
du 30 mars au 11 avrilLa Passerelle, Saint-Brieuc
les 21 et 22 avril
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