Alexandre Zeff adapte pour la scène Tropique de la violence, le roman saisissant de Natacha Appanah, dont il magnifie la brutalité dans un puissant geste esthétique et organique.
Tropique de la violence prend pour décor la petite île française de Mayotte où a momentanément vécu la romancière et ancienne journaliste mauricienne. Dans le livre, ce territoire est présenté aux antipodes du paradis tropical au bleu lagon mais plutôt sous l’aspect sordide et inhospitalier d’un bidonville géant, d’un gouffre fangeux et dangereux, opportunément baptisé Gaza car gangrené par une misère et une délinquance volontairement ignorées de l’opinion publique en métropole.
Tout en restituant le caractère âpre et hostile du lieu en question, l’adaptation théâtrale que fait Alexandre Zeff ne le départ pas d’une puissante beauté. La scène prend des atours ténébreux, vénéneux, lorsqu’une tenace et infernale opacité enveloppe le précaire abris planté sur un terrain vague qui craquelle, se fissure et se laisse inonder par la pluie et la mer où flottent des détritus. Cette étrange beauté qui parcourt le lieu traverse aussi les corps d’une expressivité éloquente, turbulente. Leurs secousses spasmiques entrent en écho avec les sons et percussions électro-métalliques d’une musicalité vibrante dans ses tonalités agressives ou plus consolantes. Tout dans le travail sur le son et l’image, renforcé par l’utilisation de la vidéo, se montre pleinement au service du drame et d’une émotion à fleur de peau qui bouscule.
La fiction portée au plateau donne à voir et fait entendre le sort de nombreux migrants arrivés à bord de kwassa sanitaires pour tenter leur chance sur l’île mais plus particulièrement les destins tragiques de personnages déchirés entre la (sur)vie et la mort, entre le bien et le mal. Au centre, Moïse, abandonné par sa mère puis adopté et éduqué par une infirmière blanche. Quand, à quinze ans, le jeune garçon originaire des Comores découvre son histoire, il s’engouffre dans le chaos, devenant à la fois une victime torturée et violée et un meurtrier. A l’origine de ce terrible engrenage : la rencontre avec Bruce, un caïd qui veut tout posséder, dévorer et dominer.
Deux jeunes acteurs forment ce duo central et impressionnent tant leur jeu est emprunt de force et de justesse. Alexis Tieno intensifie la singularité, le mélange de détermination et d’extrême vulnérabilité qui caractérise Moïse tandis que Mexianu Medenou exacerbe toute l’agressivité incendiaire de Bruce. L’allure juvénile, adolescente, de l’un s’oppose à la silhouette immense et arrogante de l’autre tatoué dans le haut du dos d’une chauve-souris symbolisant la supposée invincibilité du super-héros qu’il voudrait être. Les corps musculeux s’imposent, s’affrontent, s’étreignent, dans la flotte et la sueur, à mesure d’une lente et nerveuse chorégraphie ambiguë qui met bien en évidence les rapports de force, d’attraction et de destruction qui les animent.
Autour de ces personnages s’articule une frappante incommunicabilité qui renvoie à l’impossible cohabitation des populations et des cultures existantes sur le territoire insulaire : les clandestins débarqués, les autochtones français et expatriés. Cette fracture est renforcée par les personnages secondaires mais vaillamment interprétés du flic revenu de tout, entre colère et résignation, et de l’humanitaire sincèrement engagé mais vaincu.
Les mots, les cris, les coups, les larmes au cœur du propos de Tropique de la violence sont nettement portés, avec physicalité et sensibilité, aussi bien par les interprètes que par la mise en scène. Et ainsi, le roman adapté au théâtre redouble d’intensité.
Christophe Candoni – www.sceneweb.fr
Tropique de la violence
texte d’après le roman Tropique de la violence de Nathacha Appanah © Éditions Gallimard
adaptation et mise en scène Alexandre Zeff
Avec Mia Delmaë, Thomas Durand, Mexianu Medenou, Yuko Oshima ou Damien Barcelona, Alexis Tieno et Assane Timbo
musicienne Yuko Oshima
scénographie et lumière Benjamin Gabrié
création vidéo Muriel Habrard, Alexandre Zeff
création musique et son Yuko Oshima, Vincent Robert, Guillaume Callier
collaboration artistique Claudia Dimier
dramaturgie Noémie Regnaut
régisseur plateau Damien Rivalland
costumes Sylvette Dequest
maquillage et effets spéciaux Viollette Conti
construction décor Suzanne Barbaud, Yohan Chemmoul, Benjamin Gabrié
Tropique de la violence sera créé le 4 novembre 2020 au Théâtre Romain Rolland, Villejuif
production Compagnie La Camara Oscura
production déléguée Théâtre Romain Rolland de Villejuif – Scène conventionnée d’intérêt national Art et création • coproduction EMC – Saint-Michel-sur-Orge
soutiens DRAC Île-de-France, Région Île-de-France, Conseil Départemental du Val-de-Marne, EPT Grand-Orly Seine Bièvre, Ville de Villejuif, Spedidam, Théâtrales Charles Dullin, Théâtre de la Cité internationale, OCIRP, Théâtre Gérard Philipe – Centre dramatique national de Saint-Denis, Les Studios Virecourt
Alexandre Zeff est artiste associé en résidence au Théâtre de la Cité internationale. Sa compagnie, La Camara Oscura, est partenaire du Théâtre de la Cité internationale dans la mise en œuvre du programme de Cohésion Sociale 2019-2021, action financée par la DRAC Île-de-France et la Mairie de Paris.
Théâtre 13 Bibliothèque
du 14 au 30 septembre 2022
du lundi au vendredi à 20h, les samedis à 18h
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