Au Festival d’Avignon, le metteur en scène italien condense l’oeuvre shakespearienne en une collection de tableaux, dont la beauté masque mal son manque de lecture criant de la pièce du grand Will.
D’abord un voile noir, mi-linceul, mi-voile de bateau, qui se soulève pour mieux engloutir l’humanité dans les profondeurs de la mer. Excités par l’esprit Ariel, lui-même transcendé par une force aux accents bauschiens, les flots se déchaînent sous l’effet de la tempête shakespearienne. Telle la manifestation d’une Nature qui reprend ses droits, pleins et entiers, ceux qui lui permettent de dominer, sans partage, le monde des Hommes. Organique dans sa façon de mimer, à la fois, des vagues incontrôlables et les spasmes d’un poumon au bord de l’asphyxie, cette membrane donne l’occasion à Alessandro Serra d’ouvrir sa Tempesta par un tableau d’une beauté saisissante, et d’immerger les spectateurs de l’Opéra Grand Avignon dans son univers théâtral, fait d’esthétisme et d’artisanat. Car cette image ne sera pas la seule de ce voyage en terra incognita. Plutôt que de s’en départir, le metteur en scène italien se saisit, avec gourmandise, des pulsions magiques de Shakespeare, les regarde au fond des yeux pour mieux les transformer en substrat scénographique capable de sublimer les moments-clefs de cette pièce-phare, à l’instar du banquet fantôme organisé pour Alonso, Antonio, Sebastian et Gonzalo, du mariage de Miranda et Ferdinand et de la libération finale d’Ariel.
Las, on ne peut que regretter que le geste d’Alessandro Serra s’en tienne à cette dynamique illustrative, et qu’il ne plonge pas plus avant dans les méandres riches et sinueux de l’oeuvre shakespearienne afin d’en révéler les enjeux. Condensée en 1h45 montre en main, la pièce perd en substance ce qu’elle gagne en charme. Sous la houlette du metteur en scène italien, qui semble se contenter de l’écume dramaturgique des choses, Prospero, Ferdinand, Caliban et consorts ne sont plus que les ombres d’eux-mêmes, réduits à des figures sans relief. Habituellement déchirant, Ariel n’est plus qu’un esprit facétieux, trop peu tourmenté par cette attraction-répulsion qui l’unit à son maître Prospero. Nouveau despote de l’île déserte où il s’est retranché avec sa fille Miranda, après avoir été déchu et exilé par son frère Antonio, le duc de Milan n’est ni assez cruel, ni assez vengeur, tout juste bon à asservir Caliban, l’ancien souverain des lieux devenu esclave. Quant à Trinculo et Stefano, respectivement bouffon et intendant du Roi, ils ne font qu’à peine sourire au gré de leurs pitreries dopées à l’éthanol. Les personnages passent alors pour ce qu’ils ne sont pas : des êtres fades et insipides auxquels il devient difficile de s’attacher. A trop les aimer, Alessandro Serra les a surchargés en bonté humaine, jusqu’à les banaliser et les transformer en une kyrielle de coquilles vides.
Surtout, le metteur en scène ne cesse de faire le grand écart entre une veine brookienne, dont il se réclame et qui le pousse à se passer de décor et à n’utiliser qu’une planche de bois, quelques costumes et un crâne pour uniques accessoires, et une machinerie scénographique surdimensionnée, qui lui permet, par un truchement artisanal, d’enrober son spectacle dans une atmosphère vaporeuse et onirique, conforme à celle qui règne sur l’île de Prospero. Dotée d’une âme grâce à des effets de lumière qui fendent l’obscurité, soutenue par la beauté chantante de la langue italienne, sa proposition, esthétiquement séduisante, pétrie de références picturales et musicales – à l’instar de la Mascarade obsédante d’Aram Katchaturian et d’un air d’Haendel –, ne sait rapidement plus sur quel pied danser, et ne réussit jamais à effleurer l’intelligence de l’espace vide éminemment fertile de Peter Brook. Au lieu de laisser le texte traverser de part en part ses comédiens, de chercher à puiser dans les personnages finement ciselés la puissance dramaturgique nécessaire au déferlement de La Tempête, Alessandro Serra les étouffe avec une direction d’acteurs appuyée, aux antipodes de la finesse brookienne. Maladroitement embarqués dans un flot théâtral daté, façon Commedia dell’arte mal digérée, ils s’épuisent à force de nager à contre-courant. De vague en vague, cette force souterraine précipite alors le spectacle sur le rivage, et le condamne à un triste naufrage.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
La Tempesta
Texte William Shakespeare
Traduction, adaptation, mise en scène, scénographie, costumes, son et lumière Alessandro Serra
Avec Fabio Barone, Andrea Castellano, Vincenzo Del Prete, Massimiliano Donato, Paolo Madonna, Jared McNeill, Chiara Michelini, Maria Irene Minelli, Valerio Pietrovita, Massimiliano Poli, Marco Sgrosso, Bruno Stori
Assistanat lumière Stefano Bardelli
Assistanat son Alessandro Saviozzi
Assistanat costumes Francesca Novati
Masques Tiziano Fario
Traduction en français pour les surtitres Max PerdeilhanProduction Teatro Stabile di Torino Teatro Nazionale
Coproduction Teatro di Roma Teatro Nazionale, ERT Teatro Nazionale (Modène), Sardegna Teatro (Cagliari), Festival d’Avignon, MA Scène nationale (Montbéliard)
Avec le soutien Fondazione i Teatri Reggio Emilia, Compagnia TeatroPersona, Onda – Office national de diffusion artistiqueDurée : 1h45
Festival d’Avignon 2022
Opéra Grand Avignon
du 17 au 23 juilletMA, Scène nationale de Montbéliard
le 25 avril 2023
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