Au Grand Théâtre de Genève, l’artiste Adel Abdessemed signe les décors, costumes, vidéos et la mise en scène du Saint François d’Assise d’Olivier Messiaen. Sans contenir la charge explosive de son travail de plasticien, sa proposition demeure frappante d’humanité et d’universalité.
Assister à une représentation de Saint François d’Assise est une chose rare. L’unique ouvrage lyrique d’Olivier Messiaen, créé à Paris en 1983, est certes devenu un classique mais il reste encore trop peu monté. C’est une « œuvre-cathédrale », dont la monumentalité est aussi bien un défi à relever pour toutes les forces d’une maison d’opéra qu’une expérience émotionnelle, sensorielle et spirituelle hors du commun pour ses spectateurs. Cela se vérifie actuellement au Grand théâtre de Genève où se donne une nouvelle production de l’œuvre. Composée par un chrétien fervent, elle est ici mise en scène par un artiste assurément laïc. Adel Abdessemed aime raconter qu’il est né en Algérie d’une mère musulmane dans une maison juive avec des sœurs chrétiennes. Suivant un parcours moins catholique que profondément existentiel, son Saint François, et toute sa confrérie, prennent l’aspect d’une étrange tribu nomade, vêtue de costumes d’un inesthétisme insolite mais signifiant. Exit la robe de bure et le capuchon, les chanteurs tous pieds nus s’emmitouflent dans d’épaisses étoffes loqueteuses incrustées d’éléments recyclés et de sacs qui évoquent les tuniques d’infatigables voyageurs itinérants. L’errance est bien au cœur du propos de l’œuvre qui invite au décentrage, au déplacement, aussi bien spatial que mental. Tout commence d’ailleurs sur la route. Frère Léon et François marchent longuement, l’un envahit par la peur, l’autre par d’abondantes réflexions sur la joie parfaite et la grâce de Dieu. Au cours de plus de quatre heures de musique divinement belle et méditative, ce chemin conduit de la vie à la mort terrestre à la résurrection divine, soit un long et éprouvant parcours mené en huit tableaux conséquents.
Adel Abdessemed s’écarte de l’imagerie sulpicienne canonique à laquelle adhérait Messiaen qui a lui-même mis en scène l’opéra lors de sa création et qui était animé d’une grande foi. Il fait une peinture plus étendue de la religion qui renvoie aussi bien aux cultures chrétienne, hébraïque (l’étoile de David inscrite sur les médaillons servant de support aux projections vidéo) et musulmane, et ce toujours au profit d’un universalisme bienvenu. Il évite aussi presque toute illustration littérale si ce n’est lors du « Prêche aux oiseaux » auquel se livre un François entré en lévitation. Figure totémique du spectacle, le pigeon est montré d’abord sous la forme d’une sculpture géante puis filmé en gros plan dans un film qu’accompagne un kaléidoscope de volatiles variés et colorés tels que les affectionnait le compositeur et ornithologue.
Christ en fils de fer barbelés, tapisseries d’animaux sauvages naturalisés, carcasses de voitures ou d’avions, auto-immolation, toute l’œuvre de l’artiste est organiquement traversée de la violence du monde et de la tragique condition humaine. Décliné pour la toute première fois sur une scène lyrique, le geste parait moins un peu moins offensif et beaucoup plus serein, comme mis au diapason de la musique contemplative voire hypnotique de Messiaen. S’impose un univers visuel à la fois épris de simplicité et toujours sophistiqué, refusant tout sensationnalisme, baigné d’ombre ténue et de pâleur blafarde mais aussi dominé par la couleur rouge du feu, du vin, du sang, qui se propage sur des images et des corps plus ou moins déchiffrables. Austères et dépouillées, les visions déployées peuvent désarçonner. Elles sont néanmoins sensibles, et même matinées d’un certain sensualisme. En témoigne la présence lascive de femmes au Hammam qui ouvrent la scène du lépreux – Ales Briscein, placé dans un bidonville en périphérie urbaine, évolue sous une pelisse de sacs d’ordures tel un mendiant transfiguré et entrant en transe après avoir reçu le baiser guérisseur de François – ou celle de l’ange gracile et diaphane de Claire de Sévigné qui emprunte ses ailes colorées à une peinture de Fra Angelico et chante et danse avec une féminité toute assumée.
La lumière éclatante, aveuglante, réclamée par Messiaen à la fin de son ouvrage se trouve dans la musique elle-même. Placé en fond de scène, derrière l’espace de jeu, l’immense Orchestre de la Suisse Romande irrigue et déploie sa chatoyante palette de couleurs sonores aux effets contemplatifs miraculeux, et ce jusqu’à l’extase. Sous la direction de Jonathan Nott, les musiciens et les chœurs du Grand Théâtre de Genève complété par Le Motet de Genève, ont magnifiquement restitué la clarté, la fluidité et la densité d’un discours musical volubile dont la richesse du tissu mélodique et la force évocatrice des harmonies parviennent, sans trop d’altération, du plus lointain du plateau, comme venue d’ailleurs, de l’au-delà, avec une douceur irréelle.
En tête d’une distribution particulièrement soignée, le baryton Robin Adams est digne de toutes les louanges. Stupéfiant de force et de fragilité mêlées, il campe un Saint François parfaitement intelligible et endurant. Moins dans l’introversion que José Van Dam, le créateur du rôle doté d’une force intérieure et hiératique inouïe, il bâtit son personnage sur la puissance et la plénitude d’une voix vigoureuse au métal vif argent à laquelle s’ajoute un solide charisme lui permettant d’explorer une dimension plus physique, virile, presque charnelle, du rôle. Le corps dévêtu, quasi christique, il s’offre au Seigneur et revit les douleurs de la Passion contre une chapelle dont les murs saignent avant de s’immobiliser et disparaître sur une stèle mortuaire. Son François est grand et humble, passionné et passionnant, tellement humain dans son errance.
Christophe Candoni – www.sceneweb.fr
Saint François d’Assise
Opéra d’Olivier Messiaen
Livret du compositeur
Créé le 28 novembre 1983 à ParisDirection musicale Jonathan Nott
Mise en scène, scénographie, costumes et vidéo Adel Abdessemed
Lumières Jean Kalman
Co-éclairagiste Simon Trottet
Dramaturgie Christian Longchamp
Direction des chœurs Mark BigginsSaint François Robin Adams
L’Ange Claire de Sévigné
Le Lépreux Aleš Briscein
Frère Léon Kartal Karagedik
Frère Massé Jason Bridges
Frère Élie Omar Mancini
Frère Bernard William Meinert
Frère Sylvestre Joé Bertili
Frère Rufin Anas SéguinChœur du Grand Théâtre de Genève
Le Motet de Genève
Orchestre de la Suisse RomandeChanté en français avec surtitres en français et anglais
Durée : approx. 5h30 avec deux entractes de 30 minutes inclus*Grand Théâtre de Genève
11, 16, 18 avril 2024 — 18h
14 avril 2024 — 15h
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