En confinement, de nombreux artistes, équipes de lieux et fédérations ont entamé un travail de réflexion sur leurs pratiques. Des groupes se sont constitués, qui forment aujourd’hui un réseau d’expérimentations pour les saisons et programmations à venir. Créée par plusieurs acteurs de ce mouvement collectif, une carte recense ces démarches prometteuses d’un avenir artistique meilleur.
Avec sa quarantaine de petits carrés rouges, ses vingt cercles jaunes et ses marques vertes et bleues, la carte qui circule depuis quelques jours entre artistes sur les réseaux sociaux affiche un petit air anarchiste. Intitulée « Initiatives et groupes de réflexion culture et service public », elle témoigne d’un vaste chantier sans maîtres d’œuvre annoncés. Le premier qui témoigne des travaux en cours pour, lit-on dans l’onglet « À propos », recenser « de manière non exhaustive les initiatives de toutes sortes (appels, tribunes, groupes de réflexion, tribunes) pour repenser la culture, l’art et le service public au temps de la covid-19 ». Artistes, compagnies, fédérations et structures y figurent tous ensemble, avec à chaque fois un court descriptif de leurs actions et questionnements. Car s’ils sont nés de façon indépendante pendant le confinement, leurs groupes forment aujourd’hui un réseau tourné vers l’expérimentation de modèles plus justes et solidaires dans le milieu du spectacle vivant. Contre un retour au « monde d’avant ».
Paysage du ralentissement
Afin de mieux comprendre les tout jeunes mécanismes du réseau ou rhizome, nous avons contacté plusieurs de ces très divers groupes. À commencer par les artistes Catherine Hargreaves et Adèle Gascuel, qui nous avouent après un moment être à l’origine de la carte qui nous intéresse avec des membres du Collectif 12 – Lucie Nicolas, Carine Piazzi, Coraline Claude – à Mantes-la-Jolie, qui doit aussi beaucoup au groupe « Rencontres MC93 » constitué par Catherine Boskowitz. Elles y figurent sous la forme d’un point jaune situé au Sud-Ouest de la France, et dans la liste des « Prises de position, outils de réflexion, tribunes » sous le titre « Pour des états généraux – Faire théâtre et continuer de faire sens ». Dès le début du confinement, les deux artistes ressentent le besoin de contacter d’autres compagnies régionales et nationales pour partager leurs craintes et questionnements. « Un peu comme on évalue l’ampleur des dégâts après un assaut », écrivent-elles dans une première version d’un document qu’elles ont déjà assez largement communiqué à des artistes et à certaines tutelles.
« Peu à peu le champ de la bataille s’est encore élargi, et nos coups de fils informels se sont transformés en cahiers de doléance. À la manière dont l’évoque Bruno Latour, comment pouvons-nous inventer les gestes barrières contre un retour à la production d’avant la crise ? », poursuivent-elles. Une question que formulent à leur manière bon nombre des personnes impliquées dans les différentes bulles d’échanges constituées ces derniers mois. Comme Nolwenn Bihan, directrice du TU-Nantes, qui a rassemblé pendant le confinement des artistes du champ chorégraphique de générations et d’esthétiques différentes ainsi que des universitaires à l’occasion de trois visioconférences. Avec pour objectif de « définir ce qui serait le ‘’normal’’ et l’ ‘’anormal’’ pour tous, autour de grands thèmes tels que la surproduction et l’écologie », dit-elle. Carole Thibaut mène également sur ces sujets un travail important depuis son arrivée à la tête du Théâtre des Îlets – CDN de Montluçon. Avec ses artistes associés, elle a dès les premiers jours de fermeture de son lieu organisé des discussions afin de chercher des réponses aux difficultés immédiates, qui révèlent selon elle « des problèmes structurels au niveau de la diffusion et de la production, qui priment trop souvent pour les pouvoirs publics par rapport aux enjeux artistiques et de rapport au territoire ».
Des laboratoires de gestes et de pensée
En tant que plus petit CDN du territoire, le Théâtre des Îlets est pour Carole Thibaut « une maison idéale pour l’expérimentation de nouveaux modes de fonctionnement, adaptés à la situation que nous traversons. Déjà impliqués dans un important travail d’itinérance, avec de petites jauges, nous pouvons facilement nous adapter. Nous le ferons déjà la saison prochaine, pour laquelle nous avons décidé de ne pas annoncer de dates précises afin d’éviter le caractère mortifère des annulations. Pour la suite, je souhaite développer un laboratoire de recherche, en accompagnant nos artistes associés dans des recherches sur le territoire », explique-t-elle. À la tête du Théâtre Francine Vasse à Nantes, le chorégraphe Yvann Alexandre compte de son côté affirmer les principes de décélération et d’« écologie du lien » qu’il défend de longue date au sein de sa compagnie. Membre du groupe de représentants de lieux et des artistes avec la Musique & danse en Loire Atlantique, il creuse notamment la question du rapport entre diffuseurs et artistes, « souvent mis à mal pendant le confinement ». Et partage ses interrogations avec ses partenaires canadiens et tunisiens, « dont les problèmes sont souvent proches des nôtres ».
Qu’ils y apparaissent de manière indépendante ou comme membres de groupes, les artistes de la carte mêlent de leur côté le geste à la pensée. Leurs démarches sont aussi diverses que celles des structures engagées. La compagnie Ktha, qui explore la ville à travers projets collectifs et laboratoires de recherche, poursuit par exemple en juin des discussions amorcées en confinement avec toutes les équipes du BEA-BA (Bureau d’Entre Accompagnement Banane-Amandiers) dont elle est fondatrice et celles des Z.E.F (Zone d’Expérimentation Facilitée) qu’elle accueille chaque mois en expérimentation dans sa partie du 20ème arrondissement parisien. « Fatigué des débats qui consistent essentiellement à vérifier quels artistes sont opérationnels au plus vite, nous interrogeons ensemble et en profondeur nos pratiques, la nécessité ou non de les changer », explique Nicolas Vercken, auteur et metteur en scène de la compagnie. La carte nous apprend aussi qu’à l’Usine (CNAREP de Tournefeuille, près de Toulouse), Ktha organise du 6 au 10 juillet un laboratoire consacré à « la distance entre l’interprète et le public ».
Objectif : rassembler
Autre belle initiative d’artiste recensée par la carte : celle de Jacques Livchine, qui avoue ne pas trop savoir par quel miracle il se retrouve là, sous le titre « Rassemblement du tiers-théâtre en Franche-Comté ». Le réseau a beau être jeune, il a déjà sa force et sa logique. Appelant de ses vœux « une plus grande ouverture des Scènes Nationales et Centres Dramatiques Nationaux aux compagnies de leurs territoires », la figure des arts de la rue dialogue depuis le confinement avec les compagnies du « tiers-théâtre » – il appelle ainsi les collectifs qui, en l’absence de soutiens institutionnels, peinent à exister – de sa région. Depuis le déconfinement, il organise avec elles des représentations dans les jardins de sa région, et a réalisé le 26 mai une première action publique intitulée « Enterrer les morts, réveiller les vivants ». Un geste poétique de lanceur d’alerte, auquel il est en train d’imaginer une suite avec la trentaine de compagnies concernées.
Jacques Livchine n’est pas le seul à souhaiter le plus large rassemblement possible pour repenser l’art et la culture au temps du Covid. Chaque groupe y œuvre sur son territoire. Tout en tissant des liens avec d’autres. À Nantes par exemple, où les initiatives sont nombreuses, des personnes font le entre les différents collectifs. Les documents déjà produits, et ceux qui vont l’être, vont aussi circuler à l’échelle nationale. « Déjà parmi les artistes et les lieux, mais aussi dans les institutions, qui pourront s’en servir pour mieux répondre aux besoins du secteur », espèrent Adèle Gascuel et Catherine Hargreaves, dont l’étude « Pour des états généraux » est sur le point d’être achevée. Elles évoquent aussi la perspective d’une réunion de tous les groupes existants. Pour que la carte devienne un véritable territoire d’art et de culture.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
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