Avec le festival Théâtre en Mai (19-29 mai 2022), Maëlle Poésy présente le projet artistique du Théâtre Dijon Bourgogne dont elle vient de prendre la direction. L’ouverture de cette édition témoigne d’un fort désir de faire du théâtre un outil pour penser l’époque, en particulier ses injustices. Cela parfois au détriment de la qualité de présent, de relation que seul peut offrir le théâtre.
Derrière le bar du Théâtre Dijon-Bourgogne (TDB), encore appelé Parvis Saint-Jean – du nom de l’Église où il est installé –, Jean-Christophe Folly affiche l’air heureux de qui est de retour chez lui après une longue absence. Ce n’est en effet pas la première fois que le comédien, que l’on a pu voir récemment dans La Nuit juste avant les forêts mis en scène par Matthieu Crucciani, ou encore dans le magnifique premier film de Pascal Tagnati, I comete, vient servir les crus de la région aux spectateurs et aux équipes du festival Théâtre en Mai, rendez-vous créé en 1989 par François Le Pillouër qui prend ensuite la tête du Théâtre national de Bretagne.
Si l’artiste aime ce festival au point d’y venir presque incognito, on se doute que c’est non seulement pour ce qu’il représente pour la création contemporaine – il a accueilli par exemple les débuts de Stanislas Nordey, de François Tanguy, et l’on a pu y voir plus récemment des artistes comme Rébecca Chaillon et Adeline Rosenstein –, mais aussi pour la dimension conviviale, festive de l’événement. Le 20 mai au soir toutefois, lendemain de l’ouverture du festival, Jean-Christophe Folly est un peu seul derrière son comptoir.
Après le rêve, retour au réel
Après une édition 2021 très réduite, et une édition 2020 annulée du fait du Covid, Théâtre en Mai doit comme tous les festivals retrouver ses marques. Il doit aussi en créer de nouvelles. Car en assurant la programmation du festival de l’année, la metteure en scène, autrice et comédienne Maëlle Poésy présente le projet qu’elle souhaite mener à la tête du TDB, où elle a été nommée en 2021 pour succéder à Benoît Lambert. Très familière du lieu – elle a fondé sa Compagnie Crossroad à Dijon en 2011, et a été artiste associée au TDB pendant six ans –, l’artiste affirme le désir de « préserver et de faire évoluer » le rendez-vous. « Théâtre en Mai sera un festival aux frontières renouvelées, qui rayonnera dans la ville et dans l’espace public où vous pourrez découvrir des artistes venu·e·s de France et du monde, des spectacles aux écritures pluridisciplinaires », dit-elle dans l’édito du festival.
Avant de présenter sa nouvelle création, Gloire sur la terre, Maëlle Poésy et son équipe – notamment Claire Guièze, nouvelle directrice adjointe, et Kévin Keiss, auteur associé au projet – font la part belle à leurs artistes associés. Le 19 mai, Théâtre en Mai s’est ainsi ouvert avec Dracula Lucy’s Dream de la marionnettiste Yngvild Aspeli. Ce poème visuel pour cinq comédiens-marionnettistes et bien davantage d’êtres inanimés confirme bien l’intention formulée par la nouvelle directrice de faire du festival un carrefour d’esthétiques diverses, pas forcément centrées sur le texte. Les quatre spectacles suivants témoignent d’une autre des priorités affirmées par Maëlle Poésy : « raconter des histoires du présent. Celles qui nous aident à traverser l’époque, à la comprendre, à réfléchir nos identités ». Casa de Lucía Miranda, L’Âge de nos pères du collectif La Cavale, Midi nous le dira de Joséphine Chaffin et Solo de Teresa Coutinho tentent en effet, chacune à sa façon, de faire du plateau un espace pour penser différents aspects du présent. Cela avec un bonheur variable.
Une maison de théâtre
À la question « comment faire un théâtre nécessaire, urgent ? Un théâtre qui nous renforce, qui arme la pensée et la joie » posée par Maëlle Poésy, les artistes cités plus tôt répondent de manières différentes. Cofondatrice, entre autres avec Maëlle Poésy, du collectif Païs Clandestino accueilli à Théâtre en Mai en 2018, la metteure en scène espagnole Lucía Miranda aborde sous la forme d’une pièce documentaire la crise immobilière en Espagne. Co-produite par le Théâtre Dijon Bourgogne, qui en a présenté la première française, Casa nous rapporte mot pour mot des témoignages recueillis par la metteure en scène : ceux d’un architecte qui a construit des centaines de maisons mais n’arrive à en léguer qu’une seule à sa fille, d’une mère dont le fils handicapé quitte le domicile familial, d’un mineur isolé, d’une réfugiée vénézuélienne ou encore d’un étudiant en ÉRASMUS.
En passant d’un récit, d’un personnage à l’autre avec une habilité et un plaisir manifeste, les cinq comédiens du spectacle font des récits récoltés par Lucía Miranda de riches terrains de jeu. L’énergie, la joie qu’ils mettent à quitter et à retrouver une histoire, à inviter entre deux bribes de témoignages les marionnettes Guada y Lupe pour une explication humoristique de la spéculation ou de quelque magouille immobilière, nous rend proches les réalités décrites. La Casa de Lucía Miranda est en cela une maison de théâtre : si elle aborde un sujet étranger à ses spectateurs, elle le fait en créant un cadre commun aux acteurs et aux spectateurs. Tous portés par de jeunes artistes – Maëlle Poésy affirme ainsi un soutien fort à l’émergence –, les trois spectacles cités plus tôt rencontrent moins de succès dans leur tentative sinon de changer, du moins à donner le réel à voir autrement. Dans leur sentiment d’urgence à traiter de la condition féminine et la violence des hommes, leurs auteurs et acteurs ont tendance à délaisser la question de la forme. Et donc de la relation, pourtant au cœur de leur recherche.
Le politique au risque du théâtre
Avec son collectif lacavale créé en 2010, qui rassemble des artistes venant du théâtre et du cinéma, l’autrice et comédienne Julie Ménard, associée par Maëlle Poésy au TDB, se présente en affectant de faire fi du cadre où se tient la rencontre. Dans L’Âge de nos pères, elle et ses complices issus du théâtre et du cinéma documentaire se mettent en scène dans leur recherche sur l’origine de la violence des hommes. Ce récit-cadre de la troupe au travail, avec ses incertitudes et ses désaccords, peine à mettre en valeur les matériaux recueillis par chacun : l’entretien d’un comédien avec son père, les témoignages de femmes rencontrées au sein de l’association Adaléa, qui héberge des victimes de violences conjugales ou interfamiliales, le texte d’un autre sur les origines de sa propre violence, le récit de la transition d’une femme en train de devenir homme… Si chacun de ces fragments est en soi intéressant, les questions existentielles qu’ils suscitent, les réflexions qu’ils nourrissent parmi les membres de la compagnie le sont moins. En cherchant à donner à voir les mécanismes de son propre théâtre documentaire, le collectif lacavale échoue à développer son propos. La connivence qu’il tente de créer avec les spectateurs ne l’aide guère : artificielle, elle nous éloigne des paroles collectées au lieu de nous en rapprocher.
Dans Solo, l’actrice, autrice et metteuse en scène portugaise Teresa Coutinho puise quant à elle autant dans son histoire personnelle autant que dans celle du cinéma pour mettre à jour la manière dont « la misogynie débordante et crasse est à l’œuvre au théâtre et au cinéma ». Sa tentative formelle, convoquant image, danse et théâtre, ne permet hélas pas à Solo d’aller au-delà du déjà-vu, déjà-entendu sur la condition féminine, dont les difficultés inspirent aussi Joséphine Chaffin, dont la compagnie Superlune est installée en Bourgogne. Dans Midi nous le dira, interprété par Lison Pennec qu’elle met elle-même en scène avec Clément Carabédian, c’est par le monologue d’une jeune footballeuse qu’elle creuse son sujet. S’adressant par l’entremise de son téléphone à la femme qu’elle sera dans dix ans, cette héroïne peine à se distinguer de toutes celles qui depuis déjà de nombreuses années trouvent leur place dans le théâtre destiné au jeune public.
Dominée par des écritures dites « du réel », animées par un fort désir d’ancrage dans l’époque, l’ouverture de Théâtre en Mai ne fut donc pas le lieu de découverte de formes singulières ni de convivialité que l’on aurait pu espérer. Moins alléchante que par le passé – elle était assurée par des chefs de la région –, la restauration n’est sans doute pas pour rien dans la moindre fréquentation du bar du TDB. Jean-Christophe Folly est toutefois là avec d’excellents breuvages, prêt à accueillir les spectateurs et les artistes de la suite du programme qui laissera davantage place à la fiction, à l’imaginaire.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Festival Théâtre en Mai. Du 19 au 29 mai 2022. www.tdb-cdn.com
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