C’est un problème récurrent, qui ne trouve pas de solution. Chaque changement de direction à la tête d’un CDN semble désormais porter avec lui la menace d’une crise ouverte. Il y a eu Béthune, Aubervilliers, également Lorient et Vire, peu relayés par la presse nationale, qui en disent long sur la situation sociale dans les fleurons du théâtre public.
A Lorient, le pic de fièvre est passé. Le temps de la justice est désormais venu, qui se prononce via des décisions prud’homales rendues ce premier trimestre 2020. Rodolphe Dana a été reconduit en mars dernier par les tutelles, à l’issue d’un premier mandat où le CDN avait traversé une véritable crise sociale. Dans un courrier adressé en février dernier au Ministre Franck Riester, Angeline Barth du Synptac-CGT signalait ainsi que depuis l’été 2017, on avait assisté à Lorient à « un turn over signifiant de l’équipe permanente : 1 fin de période d’essai, 2 fins de CDD, 1 démission, 3 ruptures conventionnelles, 1 licenciement pour faute grave. A plus de 800 jours d’arrêt de travail entre le 1er janvier 2017 et le 31 décembre 2018. Et enfin à 3 procédures prud’homales d’ores et déjà en cours, une autre étant à venir ». Le tout pour une équipe de 36 personnes. Contactée pour savoir comment elle avait traité cette alerte, la DGCA (Direction Générale de la Création Artistique) nous a renvoyés vers le service communication du Ministère qui n’a pas donné suite.
Dans un article du Télégramme de Brest de mars dernier, Rodolphe Dana souligne d’ailleurs à plusieurs reprises le manque de soutien des tutelles dans cette crise au CDN de Lorient. « J’ai hérité d’une situation difficile car les tutelles manquaient de recul et de réponses adaptées, surtout sur la question du rapprochement entre les équipes du CDDB et du Grand Théâtre » explique-t-il, avant de réitérer plus loin, « les tutelles auraient dû davantage me préparer à gérer certaines situations ».
« climat relationnel conflictuel voire pathogène »
La direction du CDN de Lorient n’a toutefois pas voulu apporter de réponse supplémentaire à nos sollicitations. Outre le rapprochement compliqué de l’ancien Grand Théâtre de Lorient et du CDN, fusionnés à son arrivée en un nouvel EPCC, Rodolphe Dana a connu des difficultés de gestion du personnel au cœur desquelles se retrouve régulièrement impliqué son directeur administratif et financier (D.A.F), qu’il avait placé en charge des ressources humaines.
Ainsi, dans une lettre datée du 3 octobre 2017, les délégués du personnel font état à Rodolphe Dana d’une « agression verbale » subie par une employée une semaine auparavant, mettant en cause le dit D.A.F, et rappelant à l’occasion « que des actes similaires se sont produits la saison passée ». Il y est également spécifié que Rodolphe Dana a déjà intercédé pour que de tels événements ne se reproduisent pas, et il lui est demandé d’intervenir à nouveau. Sans succès apparemment, puisque le 23 avril 2018, un nouvel entretien houleux oppose ce même D.A.F et, cette fois, la responsable de la billetterie. Il générera cette fois une « lésion psychique » permettant de qualifier cet entretien d’accident du travail, comme en a décidé le Tribunal De grande Instance de Quimper en août dernier. Il s’agissait dans ce procès, pour l’employée, de faire reconnaître son droit à bénéficier des indemnisations prévues en cas d’accident du travail, droit que lui refusait la C.P.A.M. Et le rendu du jugement est instructif. Une psychologue témoigne avoir accueilli l’employée, suite à cet entretien, en état de « choc émotionnel », « très éprouvée et en larmes ». Également « que le caractère anormal de l’entretien tel qu’exposé par Madame L…., notamment quant au regard du comportement violent et agressif de son supérieur hiérarchique n’est pas sérieusement contesté par l’employeur ». Ou encore que « les différentes pièces versées au débat » font valoir « l’existence d’un climat conflictuel voire pathogène ».
S’il a été maintenu à son poste, le D.A.F du CDN de Lorient a néanmoins été déchargé de la gestion des ressources humaines. Un audit est passé par là également, et les premières décisions prud’homales commencent donc à tomber. Ce 23 janvier, une employée qui avait lancé un recours a été déboutée. Les autres jugements sur des procédures semblables seront rendus dans les semaines à venir.
« Maladresse ou mépris ? »
Du côté de Vire, Lucie Berelowitsch, qui a pris ses fonctions au début de l’année 2019 ne veut pas qu’on parle de crise. « Il n’y a en aucun cas une crise généralisée au Préau », explique-t-elle le 20 janvier sur VFM, « venez nous voir (…) venez voir le public qu’il y a dans la salle, je pense que ça se passe plutôt bien. Ce sont bien des cas individualisés, pour des raisons différentes ». 8 personnes sur 21 ont quitté les lieux depuis son arrivée à la tête du tout nouveau CDN. 3 comédien .ne.s en permanence, un directeur technique, une administratrice et trois salarié.es des relations publiques. Aucun n’a été licencié, justifie Lucie Berelowitsch, mais certains de ces départs se sont produits avec fracas. « On a le sentiment que la direction veut faire table rase de tout ce qui a été fait auparavant » dénonce ainsi Michaël Pruneau, ex-directeur technique dans la Voix du bocage, le journal local. Dans le même article, Clémence Herbert, ex-attachée aux relations avec les publics ajoute : « on nous demande d’être au service d’une personne et non plus d’un territoire ou d’un accès à la culture ».
Pêle-mêle, les reproches des ex-salariés portent tous sur la manière dont la direction – Lucie Berelowitsch et Sébastien Juilliard, directeur adjoint – avance ses projets et ne prendrait pas en compte l’expérience accumulée par les équipes en place. Récurrente également, la plainte de voir une direction souvent absente du Préau. Un manque d’écoute au total qui semble rejouer une opposition Paris-Région, où plane l’ombre d’un comportement, rapporte un ancien permanent de Vire, dont on ne sait s’il serait « de la maladresse ou du mépris ».
Au bénéfice des salariés, la transition précédente avait parfaitement fonctionné, qui voyait Vincent Garanger et Pauline Sales succéder à quinze années d’une direction locale. En jeu également, une question que n’a pas relayé la presse locale, qui porte sur le registre financier. « On a donné beaucoup dans les premiers mois. Puis on a demandé un geste financier. Mais on nous a répondu que notre engagement était normal et qu’il n’y aurait donc rien ».
Une formation de quinze jours
« Je tiens à réaffirmer que malgré ces départs, l’équipe est aujourd’hui majoritairement très soudée autour du nouveau projet. L’enthousiasme tant pour la programmation que pour les projets annexes proposés est patente, stimulée par les retours positifs du public et des partenaires sur le territoire » nous affirme Lucie Berelowitsch, qui souhaite visiblement tourner la page et retrouver une dynamique positive. Pour cela, elle a fait également appel à Hélène Cancel, ancienne directrice du Bateau Feu à Dunkerque, « et spécialiste de la mise en place du changement. Elle accompagnera à la fois l’équipe de direction, et toute l’équipe sous forme de séminaire, afin de trouver une meilleure cohésion, concertation, dans le partage du projet que nous mettons en place ».
Récemment, dans Le Monde, Philippe Carpentier constatait : « les avocats en droit du travail, les consultants en ressources humaines, les maisons d’audit (…) sont désormais sur le devant de la scène ». Regrettant au passage que cet argent soit ainsi détourné du budget artistique. Dans cette perspective, il affirmait dans le même article que s’opposaient désormais « liberté de création » et « droit du travail ». Une vision reprise de volée par les Salarié.e.s du Théâtre de la Commune en lutte dans un post Facebook où l’on pouvait lire : « La contradiction n’est pas entre la liberté de création et le droit du travail. Elle est entre celles et ceux qui font de la création le levier pour détruire le droit du travail et celles et ceux qui savent que l’un et l’autre, contrairement à ce qu’ânonne l’idéologie dominante, se renforcent et se nourrissent ».
Afin de tenter d’inverser la tendance et de contenir la récurrence des conflits, comme nous l’annoncions en novembre, trois labels l’ACDN, l’ACCN et l’A-CNCM, en concertation avec la Direction générale de la création artistique, ont choisi de mettre en place début 2020 un accompagnement destiné à transmettre aux artistes nommé.e.s et/ou souhaitant candidater à la direction d’un lieu de création labellisé les bases budgétaires, juridiques et sociales nécessaires à la réalisation des missions de ces lieux (Centres dramatiques nationaux, Centres chorégraphiques nationaux et Centres nationaux de création musicale). Une formation facultative de quinze jours seulement, pourrait-on regretter, qui comblera cependant le vide sidérant auquel leurs prédécesseurs auront été confrontés.
Un changement de mentalités ?
Quelques autres pistes sont régulièrement évoquées. « Il me semble nécessaire d’étaler la mise en place du changement sur un temps long, notamment lors des six mois suivant la nomination qui pourraient être l’occasion d’une passation bienveillante appuyée par les tutelles, alors même que la direction sortante est encore là et qu’elle peut faire œuvre de conseils à l’endroit de l’équipe qui restera et des partenariats sur le territoire. La question de la mémoire est fondamentale, elle permet un confort dans la connaissance de l’outil et des nombreuses informations qui y participent » évoque ainsi Lucie Berelowitsch. « Tant que ni le ministère de la Culture, ni les collectivités locales et territoriales n’accepteront qu’un volet social soit agrégé aux bilans fournis par les directions d’établissements et d’équipes artistiques, nous devrons faire face à ces situations, qui tendent malheureusement à se développer dans le secteur subventionné » indiquait déjà Angeline Barth dans son courrier au Ministère.
Actuellement, Angers, Valence, Villeurbanne, et bientôt Saint-Denis changent de direction. On ne peut que souhaiter que nouveaux arrivants et équipes en place trouvent les moyens de collaborer fructueusement. Mais l’on ne peut s’empêcher de penser que le retour de ces conflits doit aussi avoir des causes plus profondes : changement d’époque, de mœurs, de mentalités. Un nouveau directeur des Ressources Humaines vient d’être embauché à la Commune d’Aubervilliers, pour un contrat de 6 mois. Il a auparavant travaillé chez Veolia, Accor, Lenôtre et Yachts de Paris. Il précise sur son cv en ligne : « Stratège, innovant, pragmatique et avec un goût pour le terrain, j’oriente mon rôle RH vers la motivation et la performance des collaborateurs (adaptation des compétences, talents management), la contribution au résultat et la maîtrise des coûts (…). J’ai mené des missions de talent management, de management d’équipe RH et de réorganisation entraînant des réductions d’effectifs : externalisation, adaptation des compétences, reclassement, PDV- PSE (dont 1 société complète) » . Tant dans le langage que dans les qualités professionnelles, la culture d’entreprise des CDN semble évoluer.
Eric Demey – www.sceneweb,fr
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