Entre impératif économique et frustration du public, nécessité artistique et appréhension des équipes, nombre de metteurs en scène hésitent à planifier des représentations réservées aux seuls professionnels, avant de, bien souvent, s’y résoudre.
Ce n’est ni la foule, ni l’ambiance des grands soirs, mais plutôt un moment dérobé, presque clandestinement, au temps présent. Depuis la fermeture des salles de spectacle, le 30 octobre dernier, et la possibilité donnée aux artistes de poursuivre leur travail de répétition, une nouvelle pratique a fait irruption dans le monde théâtral, celle du « filage-spectacle », de la générale sans première, de la « présentation professionnelle ». S’y croisent, toujours masqués et à bonne distance, quelques dizaines de proches, co-producteurs, programmateurs, journalistes, étudiants des filières artistiques, membres de l’équipe du théâtre d’accueil, et même, dit-on, parfois, de très rares abonnés triés sur le volet. Les règles sont suffisamment floues, et le terme « professionnels » suffisamment large, pour que chaque structure fixe ses propres limites, mais tous viennent dans un même but : voir des spectacles dont la création officielle, initialement prévue dans les plaquettes de saison, a dû être abandonnée, au moins provisoirement.
D’abord hésitant, l’exercice a, à mesure qu’une réouverture rapide des lieux culturels se dérobait, largement essaimé, mais il place les artistes devant de cruels dilemmes. « Organiser une présentation professionnelle, qui n’est pas une création puisque cette dernière impose d’être face à tous les publics possibles, est à l’inverse total du sens premier de notre mission, regrette Laurent Hatat. C’est un choix douloureux à faire, mais nous y sommes contraints par la situation. Pour beaucoup d’entre nous, il s’agit d’un acte de survie. » Montrer, le 12 janvier dernier, sa mise en scène de La Mère coupable de Beaumarchais à un parterre de pros lui a permis de « finaliser un acte, de cranter le moment et de maintenir l’outil de travail » pour pouvoir rebondir le plus vite possible si la tournée devait reprendre. « Même si l’acte artistique ne peut pas vraiment avoir lieu lorsque l’esthétique de la salle pleine n’est pas en place, nous devions le faire pour, potentiellement, engranger des dates de tournée pour la saison prochaine », ajoute-t-il. D’autant qu’avec les multiples reports déjà prévus, les mois à venir promettent un bel embouteillage et menacent le devenir de certaines créations, qui pourraient passer à la trappe.
Point final ou point virgule ?
Un couperet auquel Time to tell semble avoir échappé. Présenté au mois de novembre devant une vingtaine d’invités, le spectacle de David Gauchard et du jongleur Martin Palisse pourrait atterrir l’an prochain « dans un grand théâtre parisien », alors que la tournée prévue jusqu’à la fin février parait compromise. « Au-delà de la préparation des saisons prochaines, plus que compliquée en ce moment, il y avait la nécessité pour Time to tell comme pour Nu de mettre un point final à notre travail de répétition, précise le metteur en scène. Sans ces premières, même imparfaites, nous risquions de tomber dans un processus de création infini qui ne figerait rien, transformerait l’oeuvre en abstraction et empêcherait tout retour, alors qu’ils sont précieux. » Surtout en cette période particulière où les professionnels se montrent, à en croire l’artiste, plus ouverts au dialogue qu’en temps normal. « De mon point de vue, je sens qu’il y a quelque chose de moins pyramidal dans les conversations, raconte-t-il. Les postures habituelles d’artiste, de directeur, de journaliste se gomment au profit d’une véritable rencontre. Les gens sont moins là pour planifier la saison prochaine, vendre ou acheter des spectacles que pour parler d’artistique. Mais il ne faut jamais oublier que, si le moment est agréable pour les pros, ceux qui sont au plateau doivent passer dans un cerceau de feu, face à des pros masqués au regard aiguisé. »
C’est exactement pour cette raison que Céline Milliat-Baumgartner a jusqu’ici décidé de ne pas ouvrir les filages de Marylin, ma grand-mère et moi, mis en scène par Valérie Lesort, aux programmateurs. « A Vire, comme à Dunkerque, nous les avons réservés aux équipes des théâtres et à de très rares journalistes, détaille-t-elle. Cela m’a permis de faire exister la pièce dans quelques regards et, en même temps, d’éviter le poids du « on prend, on ne prend pas ». Le fait que je porte le spectacle seule sur mes épaules, qu’il soit encore d’une grande fragilité et qu’il ait beaucoup d’enjeux pour moi m’aurait mis une trop grande pression. Surtout que les pros ne réagissent pas du tout comme un public normal. » Sauf qu’à mesure que les dates de la tournée s’annulent, l’artiste commence à douter et pourrait se résoudre, dans les semaines à venir, à organiser une présentation professionnelle en bonne et due forme. « En l’état actuel des choses, nous ne pouvons pas en rester là car il faut laisser sa chance au spectacle, plaide-t-elle. D’autant que je me suis rendu compte que la captation n’était pas suffisante pour les professionnels. »
A cette option, Isabelle Lafon ne s’est pas encore convertie. En pleine création des Imprudents, qui devait voir le jour au début du mois à La Colline, elle a, pour le moment, simplement planifié l’arrêt des répétitions au 31 janvier. « Faire une représentation uniquement devant des pros ne serait pas juste par rapport à ma démarche et à cette pièce qui va, comme toujours, se construire en plusieurs étapes, souligne-t-elle. Il y a quelque chose dans ce spectacle et dans le travail que nous menons avec les comédiens qui ne serait pas au bon endroit si nous étions face à un public dans une position strictement observante. » Au petit raout, et dans l’attente de la création qu’elle espère au prochain Printemps des Comédiens, la metteuse en scène préfère les incursions de proches, qui n’appartiennent pas forcément au monde théâtral et peuvent échanger avec l’équipe artistique à l’issue des sessions de répétitions. « Je privilégie la logique du point-virgule à celle du point final, les courants d’air laissés par la porte ouverte à la rigidité d’un cadre trop bien défini, image-t-elle. Je regrette beaucoup qu’il ne puisse pas y avoir quelques spectateurs, mais légalement, c’est impossible. » Un regret qu’elle n’est pas la seule à exprimer. Amplifiée par ces présentations professionnelles, parfois perçues comme la matérialisation d’un entre-soi, la frustration des mordus de théâtre commencerait à revenir aux oreilles de certaines institutions.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Maintenir l’activité profiter de travailler sur le fond, garder le lien,donner une visibilité même réduite, dialoguer, se soutenir, gommer les clivages, résister à la disparition du spectacle vivant en imaginant tous ensemble d’autres manières de faire avec cette situation
Sylvie Chargée de développement de projets artistiques