Après quatre années à sillonner les routes françaises pour recueillir les récits de vie de plusieurs groupes de femmes, la metteuse en scène a créé MADAM. Retour sur le processus de fabrication d’un projet en six épisodes.
Au théâtre, comme ailleurs, on peut, parfois, avoir raison trop tôt. Lorsqu’elle adapte le roman de Lola Lafon, Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s’annonce, en 2017, au Théâtre des 13 vents de Montpellier, Hélène Soulié se heurte au scepticisme de certains. Ce « road trip théâtral pas piqué des vers », comme elle le définit, entendait briser les frontières du genre, transcender les identités, aborder le male gaze et la culture du viol. Autant de concepts qui enflamment aujourd’hui le débat public, mais restaient, à l’époque, pour le moins confidentiels. « C’était avant #MeToo, avant #BalanceTonPorc et, pour beaucoup, un tel propos n’était pas entendable, souligne la metteuse en scène. A l’inverse du public qui était avec nous, j’ai senti quelque chose de tendu dans les réflexions des professionnels qui ont rapidement rangé ce projet dans la catégorie « militant ». » Hélène Soulié décide alors de mettre les voiles et de se lancer dans le projet MADAM – Manuel d’Auto-Défense A Méditer.
Elle achète une voiture et avale les kilomètres pour rencontrer des « trouble-fêtes », selon une expression de la féministe décoloniale Françoise Vergès. « J’avais besoin de revenir aux fondements de mon engagement théâtral, de questionner, avec leurs récits, mes utopies et la fixité dans mes identités, confie-t-elle. Il ne s’agissait pas pour moi d’écrire sur ces rencontres, mais avec elles, de me placer au croisement de la sociologie, de la philosophie et du théâtre car c’est ainsi que le savoir féministe se construit, par une politisation de l’intime et du corps. Je voulais aussi voir comment, avec des autrices et des chercheuses, on pouvait raconter ensemble quelque chose de commun. » Pendant quatre ans, Hélène Soulié sillonne les territoires et croise la route de 60 à 70 femmes. Elles sont grapheuses, féministes musulmanes, bergères d’estive ou sportives, organisées en groupe et situées à un carrefour intersectionnel. « Je n’avais pas envie de parler des femmes en oubliant le racisme ou les problèmes sociaux car je voulais traiter de toutes les dominations, explique l’artiste. Qu’elles soient installées à la montagne, à la mer, à la ville ou à la campagne, je souhaitais aussi que l’on voit ces femmes dans l’espace public. »
Du groupe à l’individu
Afin de les dénicher, Hélène Soulié adopte les méthodes de travail de l’anthropologie et chemine de proche en proche. Pour entrer en contact avec une communauté de bergères d’estive, elle s’adresse au Parc naturel régional des Pyrénées catalanes et à différentes organisations qui les emploient ; pour trouver des grapheuses, traditionnellement dissimulées derrière un blase pour ne pas être identifiées, elle se rend régulièrement dans un magasin de bombes de peinture où une personne lui accorde sa confiance et la met en relation avec un groupe constitué. « Ces moments de recherche sont importants car le travail commence là, quand je cherche avec qui je vais travailler puisque c’est ici que les mondes se rencontrent », précise-t-elle.
Ce n’est qu’après cette prise de contact avec le groupe entier qu’Hélène Soulié s’intéresse aux individus. Elle organise alors une série d’entretiens, d’une heure et demie à deux heures, avec les différentes membres afin de recueillir leurs récits. « J’ai, à chaque fois, des grilles d’entretien avec des questions qui correspondent à des axes dramaturgiques, ajoute-t-elle. Sauf que, bien souvent, ces grilles évoluent car ce que je cherche n’arrive pas et se transforme. L’important, c’est d’être vraiment à l’écoute et d’instaurer une relation de confiance, sinon rien ne sort. »
Joie de pouvoir agir
Pour l’aider, Hélène Soulié fait appel à six autrices – Marine Bachelot Nguyen, Marie Dilasser, Mariette Navarro, Solenn Denis, Claudine Galea et Magali Mougel – qui se voient confier, chacune, un épisode du projet. « Toutes ont un engagement dans l’écriture et une langue singulière qui résonne pleinement avec mon travail du dire en scène », assure-t-elle. A ce « pool », viennent s’ajouter des actrices – Lenka Luptakova, Christine Braconnier, Lymia Vitte, Claire Engel et Marion Coutarel –, mais aussi des chercheuses comme l’angliciste Maboula Soumahoro, la géographe Rachele Borghi, la grammairienne Eliane Viennot et la sociologue Delphine Gardey. Présentes lors des périodes d’immersion, de sept à dix jours en moyenne, toutes participent à la redéfinition du plan dramaturgique à partir du contenu des entretiens. « Ensemble, on tente de sortir les axes, de voir ce qui nous bouleverse, ce qui nous questionne, ce qu’on ne comprend pas, ce qu’on peut entendre et ce qu’on ne peut pas entendre, résume Hélène Soulié. Ce n’est qu’après ce travail que chaque autrice me livre une première version du texte, retravaillé après discussion, puis étudié à la table avec l’actrice, avant d’être passé au plateau. »
De ce long cheminement, sont nés les six épisodes de MADAM qui, aussi autonomes soient-ils, sont conçus pour être vus dans leur ensemble. « C’est un projet hors format, construit à la manière d’une épopée post-genre, poste-patriarcat, post-capitalisme, décrit l’artiste. A mes yeux, c’est un album de voyage intimement lié à mon parcours intérieur. Les trois premiers épisodes déconstruisent les a priori, liés aux oppressions de race, de genre et de classe ; quand les trois suivants reconstruisent quelque chose de plus large en revenant à la fiction et en utilisant le théâtre comme un espace utopique. Ce qui est proposé au public, c’est une joie de pouvoir agir très forte. » Reste à savoir si ce projet sera plus « entendable » que le précédent. « Je ne sais pas s’il est plus entendable, mais je me sens, en tous cas, après ces quatre années extraordinaires, beaucoup plus forte pour raconter ce genre d’histoires », conclut Hélène Soulié.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
MADAM – Manuel d’Auto-Défense A Méditer
Conception et mise en scène Hélène SouliéMADAM#1 Est-ce que tu crois que je doive m’excuser quand il y a des attentats ?
Texte Marine Bachelot Nguyen
Avec Lenka Luptakova et la chercheuse Maboula SoumahoroMADAM#2 Faire le mur ou comment faire le mur sans passer la nuit au poste ?
Texte Marie Dilasser
Avec Christine Braconnier et la géographe Rachele BorghiMADAM#3 Scoreuses parce que tu ne peux que perdre si tu n’as rien à gagner
Texte Mariette Navarro
Avec Lymia Vitte et la grammairienne Eliane ViennotMADAM#4 Je préfère être une cyborg qu’une déesse
Texte Solenn Denis et Hélène Soulié
Avec Claire Engel et la sociologue Delphine GardeyMADAM#5 Quelque chose qui vaut mieux que soi [ça ne passe pas]
Texte Claudine Galea
Avec Lenka Luptakova et les femmes marins Claire et Marie FaggianelliMADAM#6 Et j’ai suivi le vent
Texte Magali Mougel
Avec Marion Coutarel & guestProduction Exit
Coproduction et partenaires Domaine d’O – Montpellier, La Faïencerie, Scène conventionnée – Creil, POC – Alfortville, Le Périscope, Scène conventionnée – Nîmes, Théâtre Jacques Coeur – Lattes, Théâtre de l’Aquarium – Paris, Théâtre Ouvert – Paris, La Maison des métallos – Paris, Le Sillon, Scène conventionnée – Clermont l’Hérault, Théâtre de la Reine Blanche, scène des Arts et des Sciences – Paris, CDN de Colmar, Théâtre des Amandiers, CDN – Nanterre, Théâtre du Train Bleu – Avignon, Les ateliers du vent – Rennes
Avec le soutien de de la Direction Générale de la Création Artistique (compagnonnage autrices), la SACD, la DRAC Occitanie (Politique de la Ville et Mission Égalité), la Région Occitanie-Pyrénées-Méditerranée, la Direction Régionale aux Droits des Femmes, la Direction Départementale de la Cohésion Sociale de l’Hérault, le Conseil Départemental du Val de Marne, le Parc Naturel Régional des Pyrénées Catalanes, la Ville de Montpellier, Montpellier-Méditerranée-Métropole, Occitanie en scène, l’ONDA, la SPEDIDAM
La compagnie EXIT est conventionnée par la DRAC Occitanie et la Région Occitanie-Pyrénées-MéditerranéeDurée : 1h par épisode
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