En cette période de crise sanitaire, les journaux de confinement fleurissent dans tous les domaines. Le théâtre ne fait pas exception. Par l’écrit, la vidéo, la photographie ou encore le dessin, comédiens et metteurs en scène expriment ce qu’ils ne peuvent dire avec leurs moyens habituels : ceux du corps, et de la scène.
« De quoi le covid est-il le nom ? ». Formulée par le comédien et metteur en scène Olivier Balazuc à J + 1 de la création d’un blog intitulé « Le jour où (presque) tout s’arrêta », cette question revient régulièrement dans les textes qu’il y poste tous les deux jours. Le but de ce journal de confiné : « faire que cette immobilité forcée ne soit pas un immobilisme », nous dit l’auteur. L’expression pourrait être adoptée par bien d’autres artistes de théâtre. Sans parler de Wajdi Mouawad, dont le journal audio est déjà une célébrité du genre, nombreux sont en effet ceux qui choisissent le journal pour faire face à l’impossibilité d’utiliser leur langage habituel.
Si Olivier Balazuc a opté pour une forme plutôt classique, d’autres adoptent des médiums plus inattendus. L’artiste performeur Otomo de Manuel développe un feuilleton photographique et textuel aux accents pops et queer qu’il intitule « Chronique du nouveau monde ». Silvia Costa dessine à partir des mots que lui adressent des internautes. En lien avec le Théâtre de la Commune à Aubervilliers, des jeunes d’Aubervilliers documentent leur quotidien par de courtes vidéos, pendant que le dessinateur Philippe Dupuy imagine le quotidien de la Ferme du Buisson du point de vue de ses uniques habitants : des gallinacées… Artistes confinés, oui, mais guère uniformisés.
Des artistes à journal ouvert
Pour tous les artistes cités plus tôt, le journal est d’abord une manière d’entretenir du lien. En rendant publiques ses pensées plus ou moins intimes – dans ses textes, on rencontre aussi bien Darwin, Einstein, l’auteur tchèque Karel Capek, que sa fille qui s’interroge sur la disparition des dinosaures ou son concierge, un certain Mr Ronchon –, Olivier Balazuc dit retrouver « l’échelle 1, celle de la rencontre, sans medium et sans support ». Autrement dit, ce qui lui a fait choisir le théâtre. « La petite chaîne humaine qui s’est rapidement créée autour de mes mots me touche beaucoup. Certaines personnes m’envoient des textes en rapport avec ce que j’écris. On partage nos pensées, nos interrogations ». De la scène à la toile, l’artiste poursuit son aventure humaine. Pour dialoguer, il ose le déplacement et la mise et la mise à nu.
Pour Otomo de Manuel aussi, la situation actuelle est l’occasion d’expérimenter un medium dont il se tenait jusque-là plutôt à distance : les réseaux sociaux. « Comment se servir de Facebook autrement qu’en faisant des selfies ? Est-il possible d’y développer une démarche artistique ? Je me posais la question depuis un moment ; le confinement me permet de m’y consacrer pleinement ». Réalisés chaque jour par l’acteur de la scène fétiche et queer avec sa compagne Sagesse, selon des contraintes précises – un téléphone comme seul matériel, et un arc narratif précis –, les épisodes quotidiens de la Chronique du nouveau monde questionnent avec audace et légèreté la notion de norme au temps du coronavirus.
Un espace de réenchantement
Pour Otomo de Manuel, sa chronique Facebook – un site internet est en cours de création, où l’on pourra aussi découvrir les aventures d’un autre couple, les très baroques et fétichistes Almodovar – est « une tentative de réechantement ». « La sphère informationnelle est à mon avis suffisamment anxiogène pour qu’il y ait besoin d’en rajouter », dit-il. Dans un processus qu’il qualifie de « cyber punk », il prouve qu’il est possible de développer un univers singulier en détournant un outil de communication devenu quotidien. Ce qui fait sa joie. « Si mon endroit de prédilection se situe dans la performance, j’ai l’habitude d’utiliser différents mediums pour traiter les mêmes sujets et pour défendre les fondements du queer – l’ambiguïté, l’étrange, le hors-cadre – qui ont tendance à laisser place aujourd’hui à une sorte de mode teintée de militantisme. La Chronique du nouveau monde s’inscrit dans cette démarche ».
Pour Silvia Costa, le travail en confinement est plutôt de l’ordre de la réparation. En rentrant de Stuttgart, où elle devait créer son premier opéra, c’est par le dessin que la metteure en scène italienne – elle est actuellement confinée chez elle, près de Trévise – décide de faire face à la situation. « Depuis longtemps, ce medium est une manière de sédimenter mes pensées, de me connecter à mon esprit. Mais j’ai aussi commencé à le pratiquer autrement il y a deux ans, à la Bibliothèque des Femmes de Bologne : à partir de phrases que me laissaient les visiteurs des expositions, je dessinais. En rentrant en Italie, j’ai été submergée par les appels d’amis qui avaient besoin de raconter leur expérience. J’ai commencé à dessiner leurs paroles ». Tout en lignes claires, ses œuvres se prêtent volontiers aux métaphores, aux expressions oniriques. En leur donnant forme, Silvia Costa espère adoucir les cœurs de ceux qui lui envoie leurs mots. Elle souhaite aussi « mettre en lumière la nécessité de création, et l’importance de reconstruire une communauté, d’être ensemble ».
Penser demain
Membre du collectif d’artistes de la Comédie de Valence, Silvia Costa propose aussi ses services graphiques dans le cadre du projet de créations en partage « Notre grande évasion » mis en place par Marc Lainé dès les premiers jours du confinement. « Je m’interroge beaucoup sur l’avenir des lieux. Quelle pourra être l’offre artistique après cette période de crise sanitaire ? Il va certainement falloir s’adapter à des contraintes économiques plus dures, adapter les formes », exprime-t-elle. Une réflexion que partagent Otomo de Manuel et Olivier Balazuc, qui voit son journal comme « une manière d’en découdre avec la situation, de participer à l’effort collectif qui devra être mené après l’épidémie pour inventer un autre modèle de société, loin du libéralisme dont le virus a révélé les failles ».
Les autres structures qui sont à l’origine de journaux de confinement cherchent elles aussi à penser leur avenir. Le Théâtre de la Commune à Aubervilliers, par exemple, a proposé à quatre jeunes de la ville de tenir un journal vidéo. Adnan, Dany, Guven et Philippe – interprètes de La Vraie Vie d’Alain Badiou, dans la mise en scène de Marie-Josée Malis créée en 2016 – se prêtent au jeu. Pour Guven, employé à la Mairie d’Aubervilliers, c’est « une manière d’inviter les gens à rentrer dans notre intimité. Cela nous permet aussi d’éviter de tomber dans l’ennui ». Philippe, lui, qui travaille dans le restaurant de son frère et prend des cours de théâtre au Conservatoire Jean Wiener de Bobigny, y voit « un exercice intéressant ». « Se filmer seul n’a rien à voir avec le fait de jouer sous la direction d’un metteur en scène. Il faut apprendre à maîtriser l’outil, réfléchir à ce que l’on veut dire, à la manière dont on veut l’exprimer… ». Le théâtre poursuit ainsi son dialogue ses voisins, avec son territoire.
La Ferme du Buisson a quant à elle confié au dessinateur et complice de longue date Philippe Dupuy – il est à l’origine du PULP festival, dédié à la bande dessinée au croisement des arts, où il devait jouer cette année avec le musicien Pierre Bastien son spectacle IRM (Imagerie par Résonance Mécanique) – le soin de tenir une chronique de la vie du lieu déserté par ses occupants. À l’exception d’un groupe de poulets, héros de son feuilleton dessiné. « Raconter la période à travers le regard de gallinacés me permet, j’espère, d’éviter d’enfoncer des portes ouvertes. De prendre un peu de distance ». « Personnellement, je ne suis pas du tout les bras ballants, désemparé : je travaille sur plusieurs livres, et je n’aurais pas eu l’idée de cette chronique si la Ferme ne me l’avait demandé. Mais je pense aux artistes qui ne peuvent exercer leur métier, et aux lieux qui entrent dans une phase difficile. Ce travail est pour moi une manière de les soutenir, de participer à la réflexion et à l’effort qu’il va falloir mener ». Pour espérer, comme l’écrit Olivier Balazuc à J+1, retourner intelligemment à « la vie vraie, physique, tactile, de la rencontre hasardeuse, des coïncidences miraculeuses, sur un quai de gare, à la terrasse des cafés, au milieu de la steppe ».
Anaïs Heluin
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