Doublement impactés par la fermeture des librairies et par l’arrêt de la vie théâtrale, les éditeurs de théâtre sont très fragilisés. Individuellement et collectivement, ils mettent en place la reprise de leurs activités. Parmi eux, des voix s’élèvent pour dire la nécessité d’une évolution de leurs pratiques.
Comme toutes les maisons d’édition, celles qui sont spécialisée dans le théâtre ont perdu depuis le début du confinement entre 90 et 100 % de leur chiffre d’affaires. Toutes indépendantes, elles font partie de ces « petites maisons d’édition » pour lesquelles Antoine Gallimard exprimait son inquiétude dans un entretien paru dans Livres Hebdo le 3 avril. Le même jour, le Centre National du Livre (CNL) rendait public son plan d’urgence pour la filière, en réponse à la demande du ministre de la Culture. Sur une enveloppe de 5 millions d’euros, 500 000 euros seront attribués « aux maisons indépendantes les plus fragiles ». Subvention qui, lit-on sur le communiqué en question, « sera accordée selon la gravité de la situation du demandeur et du risque quant à la continuité de son activité, pour un montant entre 3000 et 10 000 € ». Une aide qui, selon le directeur des Éditions Théâtrales Pierre Banos, « est appréciable, mais très loin d’être suffisante pour nous permettre de passer le cap ».
L’annulation des festivals : un deuil difficile
L’annulation des festivals d’été, en particulier celui d’Avignon, s’annonce pour lourde de conséquences pour les éditeurs de théâtre. Tous devaient y voir naître des mises en scène de textes édités par leurs soins. Les Solitaires Intempestifs se préparaient par exemple à publier Condor de Frédéric Vossier, dont la création par Anne Théron était au programme du In. L’Arche s’apprêtait à sortir Je ne marcherai plus dans les traces de tes pas, fruit d’une commande à Alexandra Badea – l’une des auteures phares de la maison – par Vincent Dussart, que l’on aurait dû pouvoir découvrir dans le Off au 11. Avec d’autres éditeurs spécialisés, les Éditions Théâtrales allaient comme chaque année organiser le Festival Côté Livres, qui propose à la Maison Jean Vilar des rencontres avec des auteurs.
Émile Lansman se réjouissait de son côté d’animer ses rencontres-lectures annuelles, « qui non seulement permettent aux auteurs de faire connaître leurs nouvelles pièces par des lectures croisées. Ces moments conviviaux – l’apéro n’est jamais bien loin – renforcent aussi les liens entre éditeurs et auteurs qui prennent conscience qu’ils s’inscrivent dans une ‘’famille’’ dépassant largement la seule approche éditoriale ». L’éditeur belge avait aussi déjà la garantie de 10 spectacles dans le Off. Si les ventes à la librairie du Festival sont pour lui assez limitées, d’autres lieux tels que La Librairie du Spectacle, « constituent non seulement une source de ventes bienvenues mais aussi de conseils qui débouchent ensuite, à la rentrée, sur une quantité d’achats non négligeables. Même chose autour des pièces jouées : si elles se vendent plutôt bien (en général) à la sortie des représentations (merci aux compagnies et aux lieux qui organisent cette vente), elles provoquent à la rentrée des achats en échos. L’effet démultiplicateur est évident », explique-t-il. L’annulation d’autres événements tels Textes en l’air à Saint-Antoine-l’Abbaye (38) et les Rencontres Théâtre Jeune Public de Huy en Belgique, sont aussi douloureuses pour lui et certains de ses confrères.
Une reprise incertaine
Ces annulations auront donc inévitablement des conséquences à la rentrée, et au-delà. À ce jour, Pierre Banos déplore une perte 10 000 € environ par rapport à son chiffre d’affaires habituel. Et estime qu’au total, son déficit pourrait s’élever à 70 000 €. La situation est comparable du côté de L’Arche. « Il est difficile d’estimer les pertes sur une période non encore terminée, mais les chiffres avancés par le Syndicat national de l’édition (SNE) – moins 30 à 40 % du chiffre d’affaires annuel ne me semblent pas délirants », dit-elle. Prévue pour le 11 mai, la réouverture des librairies n’offre en plus pas de véritable perspective de reprise économique pour ces maisons d’édition spécialisées.
« Si les éditions généralistes devraient retrouver assez rapidement leurs lecteurs, le scenario sera différent pour les éditions de théâtre, dont les ventes sont très liées aux représentations », regrette François Berreur, directeur des Solitaires Intempestifs. Émile Lansman attend lui aussi la rentrée de septembre pour mettre en valeur une dizaine de nouveautés. Et surtout, « pour mettre en place une action spécifique afin de toucher un maximum d’enseignants de français et de théâtre. Ce sera notre principal projet de la fin 2020 », annonce-t-il. D’autres vont reprendre les publications pour le prochain office des libraires, entre fin mai et début juin, avec un calendrier transformé. Le plus souvent considérablement allégé. C’est le cas par exemple de L’Arche, où le mois de juin sera celui de Christophe Pellet et de Martin Crimp avec deux nouveaux textes.
Vers des pratiques nouvelles ?
Claire Stavaux compte aussi renforcer le travail de valorisation des fonds qu’elle mène depuis son arrivée en 2017 à la tête de la maison : « Cela fait longtemps que nous sommes entrés dans un système de surproduction. Cette course à la nouveauté a selon moi fait son temps, et je ne suis pas la seule à le penser. Il faut mettre en place de nouvelles pratiques en réaticulant les différents maillons de la chaîne du livre. Auprès des libraires notamment, il faut favoriser le réassort, mettre en valeur l’existant qui fait toute notre richesse », dit-elle. Une réflexion partagée par de nombreux autres éditeurs indépendants, signataires d’une tribune dans L’Humanité, où ils annoncent la création dans les mois à venir d’une organisation professionnelle qui les représenterait davantage que le SNE, où ils n’ont qu’un nombre dérisoire de voix.
François Berreur voit quant à lui avec tristesse l’obligation de renoncer à la publication d’auteurs inconnus. D’autant plus que « c’est grâce à certains d’entre eux que s’est construite la réputation des Solitaires Intempestifs. À commencer par le cofondateur de la maison, Jean-Luc Lagarce ». À la tête de Théâtre Ouvert, Caroline Marcilhac dit elle aussi l’importance de continuer à défendre les nouvelles écritures. C’est la mission de son lieu, à laquelle participent ses éditions Tapuscrit. « Les auteurs sont les plus fragilisés dans la crise que nous traversons. Il est de notre devoir de les protéger au mieux, et d’être à l’écoute de leurs besoins actuels. Je souhaite pouvoir les accompagner dans la transformation de leurs pratiques que va nécessairement provoquer la situation », dit-elle.
Afin d’entretenir un lien avec artistes et publics, Théâtre Ouvert offre sur demande pendant le confinement la version dématérialisée de ses cinq dernières pièces publiées. « Une première pour nous, dont le succès va sans doute nous mener à prolonger l’expérience en proposant dans l’avenir des formats numériques à la vente ». Les Éditions Théâtrales, Lansman et L’Arche, qui offrent eux aussi des e-books en cette période, envisagent également de continuer à faire circuler leurs textes de cette manière. À coup sûr, la période laissera des traces dans les pratiques des uns et des autres. La meilleure, pour Claire Stavaux qui œuvre en ce sens depuis trois ans, serait une avancée vers le « décloisonnement des genres, vers la reconnaissance du théâtre comme de la littérature à part entière, indépendante des représentations auxquelles peuvent donner lieu les textes. Cette idée doit franchir le pas des librairies, mais aussi des écoles et des universités ».
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
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