L’annulation des fins de saison et des festivals d’été menace la survie de nombreuses compagnies. En particulier dans les milieux des arts de la rue, où les tournées sont essentiellement estivales. Dans l’attente de mesures gouvernementales précises, elles nourrissent colère et désirs de réinvention.
Avant l’annonce officielle de l’interdiction des festivals jusqu’à mi-juillet, bon nombre de compagnies espéraient encore que les événements estivaux où elles devaient jouer aient lieu. Aujourd’hui, rares sont celles qui gardent un quelconque espoir concernant les rassemblements de la seconde moitié de l’été. Période où doivent notamment se tenir deux rendez-vous majeurs des arts de la rue : Chalon dans la rue et le Festival d’Aurillac. Alors qu’elles n’en ont pas fini avec la gestion des annulations déjà certaines, les compagnies s’attendent à devoir s’occuper bientôt de leurs dates de tournée et de résidence de mi-juillet jusqu’à début septembre. Ou plus, qui sait ? Lorsqu’on entend dire que l’Allemagne envisage de fermer ses salles pendant 18 mois, il y a de quoi se poser la question. Face à l’absence de réponses claires de la part du gouvernement, une colère commence à s’exprimer. En même temps qu’une urgence de poser des actes artistiques.
Calendriers en déroute
Entre un coup de fil à un programmateur et un « flash back d’effondrement », l’auteure, metteure en scène et comédienne Marie-Do Fréval dénonce le « jeu faussement naïf » mené depuis le début de la crise par l’État. « Nous laisser miroiter une reprise des rassemblements artistiques cet été, sans donner de date précise, c’est nous empêcher de mettre en place une méthode de relance de nos activités. Impossible d’établir un calendrier dans cette incertitude. Compliqué aussi de réfléchir à la pertinence de nos formes et propos après cette période de confinement qui aura forcément d’importantes conséquences sur les états d’esprit », dit l’artiste et directrice de la Compagnie Bouche à Bouche, dont la saison était aux trois-quarts concentrée cet été. Quand ses Tentative(S) d’Utopie Vitale, ses Tentative(S) de Résistance(S) ou encore Paillarde(S) pourront-ils à nouveau en découdre avec le monde ? Quand pourra-t-elle poursuivre sa création en cours, J’ai un vieux dans mon sac ? Mystère, hélas.
Même incertitude, même irritation du côté d’Arthur Ribo, que l’on devait retrouver à partir du mois de mai dans plusieurs festivals avec une nouvelle création, L’Assemblée. Ses résidences étant annulées, la naissance du spectacle est elle aussi repoussée à une date ultérieure, encore inconnue. Son triste constat s’étend à la profession. « Rares sont les lieux qui assument les conséquences de l’annulation. Sur les 17 dates annulées à ce jour, seules sept sont reportées et une sera payée ». Le calcul est simple. Il est des plus inquiétants pour l’avenir de la compagnie, qui ne pourra pas se relever en cas de prolongation de l’interdiction des rassemblements au-delà du mois d’octobre. Et encore, à condition que la foi d’Arthur Ribo dans son métier tienne jusque-là. « Pour moi, la situation révèle que nombre de solidarités dans le milieu des arts de la rue ne sont que de façade. Même si, il faut le dire, certains festivals honorent pleinement leurs engagements envers les compagnies, notamment ceux qui sont dirigés par des figures des arts de la rue, telles que Jean-Marie Songy à Furies ».
Une trop bruyante solitude
Pour Jean Raymond Jacob, co-fondateur avec Enrique Jimenez de la compagnie historique des arts de la rue Oposito et co-directeur du Moulin Fondu – l’un des 14 Centre Nationaux des Arts de la Rue et de l’Espace Public (CNAREP) –, la crise actuelle révèle une désaffection des pouvoirs publics envers les acteurs artistiques et culturels. « Les pouvoirs publics et les médias se sont davantage intéressés à nous lorsqu’il y a eu de la baston, pendant le mouvement des intermittents du spectacle en 2003. La crise actuelle est pourtant pour nos secteurs d’une ampleur incomparable : alors que la première a globalement pu être résorbée en quelques mois, celle-ci risque d’avoir des conséquences sur un beaucoup plus long terme ». S’il s’inquiète pour l’avenir de sa nouvelle création qui devait voir le jour cet été, et plus généralement pour celui de ses « spectacles intimistes pour des foules » qui font l’image de marque d’Oposito, c’est pour l’ensemble du biotope des arts de la rue qu’il se préoccupe.
« Il y a un travail collectif à mener pour faire comprendre à toutes les personnes concernées qu’il ne faut pas couper l’économie des compagnies. Les propositions faites jusque-là aux intermittents par les élus révèlent un manque total de projection. Notre tâche ces deux prochaines semaines – je parle là en tant que directeur de lieu – va être de plaider auprès des autorités en faveur d’un fonds de relance solide pour 2021 ». Pour traverser la crise, la solidarité, le dialogue entre compagnies peut aussi jouer un rôle majeur. Pour l’heure, Arthur Ribo les juge hélas trop rares. « Notre modèle de production et de diffusion actuel fait que les compagnies évoluent de manière assez isolée. Je reconnais que nous-mêmes, nous avons un peu oublié de nous interconnecter avec d’autres équipes. Cette crise est peut-être l’occasion de changer les choses entre nous ».
Urgence : réinventer
Retrouver le sens du métier. C’est ce compte faire Nicolas Turon, qui depuis 20 ans crée avec sa Compagnie des Ô un théâtre pour la rue et avec la rue. Il devait présenter sa nouvelle création, Comme un entraînement dans le In du festival de Sotteville-lès-Rouen, annulé. Il nourrit assez peu d’espoir quant à Chalon dans la rue, où il doit jouer dans le Off, et à Aurillac qui est censé l’accueillir pour ses Préalables. Il n’est pas pour autant abattu. « Depuis longtemps, je me dis qu’il y a quelque chose de contradictoire dans l’économie du théâtre de rue, qui est un théâtre riche fait par des pauvres pour des pauvres. C’est peut-être le moment de battre en brèche ce système, en bâtissant par exemple grâce à des soutiens locaux une économie différente. Entre jouer une date à 5000 € et 10 à 500 € près de chez nous, dans le Grand Est, mon choix est vite fait. C’est ainsi que l’on peut remettre l’humain au centre de nos métiers ». D’ores et déjà, Nicolas Turon prépare sa valise.
Face à l’urgence de poser des gestes artistiques, de créer du lien malgré tout, chacun a son idée. Marie-Do Fréval envisage de filmer une performance en huis clos autour de son texte J’ai un vieux dans mon sac, dont elle lit déjà des extraits en direct sur Facebook tous les jours impairs. Elle serait heureuse aussi de pouvoir passer son été à travailler dans un lieu qui ouvrirait ses portes à des artistes. L’appel est lancé. Marie Molliens de la compagnie Rasposo, dont la toute jeune création D’Oraison ! devait se jouer une cinquantaine de fois cet été, est dans les mêmes dispositions. Elle envisage de participer au rendez-vous que Martin Palisse est en train d’inventer à Nexon, en lieu et place de son festival La Route du Sirque qu’il a décidé d’annuler. À la tête des Tombées de la Nuit à Rennes, Claude Guinard a lui aussi décidé de renoncer à son festival pour se mettre à l’écoute de la ville, des besoins actuels de ses habitants. Il est ainsi en dialogue avec certaines compagnies, pour imaginer des interventions dans l’espace public.
Jérôme Bouvet et Carine Henry de la Fausse Cie font partie des artistes enthousiasmés par la proposition de Claude Guinard. À Rennes cet été, ils devaient inaugurer leur « tisanerie sonore », une partie de leur Sonothèque nomade, dans la cour d’une association d’alphabétisation, dans une ferme urbaine et à l’Hôtel Pasteur. « La situation va créer de nouveaux besoins, des envies auxquelles nous ferons tout pour nous adapter. L’essentiel est de pouvoir repartager du sens. Notre instrumentarium mobile devrait pouvoir y participer ; conçu pour s’adapter aux différents lieux et contextes traversés, et s’en enrichir, il nous accompagnera dans cette nouvelle aventure ». Avec pour mot d’ordre : espoir.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
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